
Dans une robe de bal blanche imposante et fortement serrée à la taille pour camoufler les formes de l’actrice, le personnage d’Angelica Sedàra entre dans la pièce lentement et sensuellement, tel un félin, et le temps se suspend. Comme dans le règne animal, il y a les dominants et les dominés : à son arrivée, les couples qui dansent dans la salle se rangent progressivement à l’arrière-plan, ou sortent carrément du champ de la caméra. Aux bras de don Fabrizio (Burt Lancaster), l’ambitieuse Angelica attire tous les regards – et les commentaires jaloux. « J’ai tourné Le Guépard [sorti en 1963, ndlr] dans des robes qui pesaient 15 kilos. La scène du bal a duré trois semaines, c’était épuisant. Mais c’est l’un de mes plus beaux souvenirs », avait confié l’actrice à Télérama en 2009. C’est l’une des premières apparitions de Claudia Cardinale au cinéma, et elle en dit déjà long sur la fascination instantanée des réalisateurs pour l’actrice débutante. Quelques décennies plus tard, un autre cinéaste vient rappeler cette vérité : dans le magnifique Volver (2006), Pedro Almodóvar, fin observateur de la mode féminine de Madrid qui oscille entre nostalgie des années 1950 et modernité, s’est inspiré de plusieurs icônes de l’âge d’or du cinéma italien pour construire le personnage de Raimunda, incarné par Penélope Cruz.
La coiffure (un chignon bombé, une frange rideau et des mèches rebelles légèrement tombantes) ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de Claudia Cardinale dans La Fille à la valise. Le maquillage noir, aussi. « J’ai été très influencé par le maquillage de Claudia Cardinale dans un film où elle portait un eye-liner très foncé. Dès qu’on a eu cette idée pour Penélope, tout a changé », avait confié le cinéaste au Guardian en 2006. « Elle était belle, certes, mais d’une beauté tapageuse, presque insolente », dit le Prince de Salina à propos d’Angelica dans le roman de Lampedusa, qui a inspiré le film de Luchino Visconti. Un point commun entre Le Guépard et Volver, Claudia Cardinale et Penélope Cruz : l’incarnation d’une certaine beauté sauvage qui ne rentre pas dans le moule de la haute société ou l’aristocratie, et n’est pas prête à se laisser lisser.
L’AMITIÉ AVEC VISCONTI
Sergio Leone, Richard Brooks, Henri Verneuil… Claudia Cardinal a travaillé avec de grands cinéastes, mais c’est bien Luchino Visconti qui lui offrit la possibilité de se dévoiler. Ensemble, ils tournèrent quatre films baroques et impressionnants : Rocco et ses frères, Le Guépard, Sandra, Violence et passion. A travers Claudia Cardinal, le réalisateur italien a célébré une beauté moderne, farouche, érotique. De lui, l’actrice dira dans un entretien au Monde en quelle année ? : « C’est l’homme le plus élégant et le plus cultivé que j’aie jamais rencontré. Dès mon premier film avec lui, Rocco et ses frères, j’ai su qu’il voulait me protéger, car dans une scène de bagarre, il a pris un mégaphone et a crié : “Ne me tuez pas la Cardinale !” »
Chez Federico Fellini, Claudia Cardinale trouve aussi un espace de liberté fou. Pour Huit et demi, le cinéaste lui demande de parler en italien. La comédienne, qui utilise pour la première fois sa propre voix dans un film (elle était jusque-là doublée en raison d’un accent jugé trop marqué), décrira le tournage comme l’un des plus beaux moments de sa carrière.
ANTI-ICÔNE
Depuis toujours, Claudia Cardinale a rejeté son statut d’icône sage. Une anecdote résume le rapport lucide, distancié, de l’actrice à son statut d’icône, dès le plus jeune âge. En 1957, à 17 ans, elle remporte un concours de beauté lors de la Semaine du film italien de Tunis… auquel elle ne s’était pas inscrite. Désormais surnommée « la plus belle italienne de Tunis », elle se retrouve propulsée à la Mostra de Venise, exhibée aux yeux de tous. Pourtant, elle n’aspirait pas à la célébrité. Née en Tunisie, en 1938, de parents siciliens émigrés en Afrique du Nord, Claudia Cardinale se prédestinait à devenir institutrice. « Le fait que je fasse des films est un pur hasard », avait déclaré l’actrice en 2002, en recevant un prix pour l’ensemble de sa carrière au Festival de Berlin.
De son propre aveu, Claudia Cardinale n’aimait pas cette célébrité. Elle était restée cette éternelle rebelle, ce garçon manqué qu’on surnommait « la Berbère », comme elle le racontait au Monde en 2017. Farouche et sauvage, l’actrice n’a jamais caché son désamour pour son physique. En 2015, au micro d’Augustin Trapenard dans Boomerang, elle déclarait : « Je ne me suis jamais trouvée belle. » Ultime pied de nez à ceux qui, dans les années 1970, comparait son physique ravageur, ses courbes et son trait d’eye liner insolent à ceux de Brigitte Bardot.
Claudia Cardinale ne s’embarrassait pas des injonctions. Elle s’est même parfois amusée à troubler l’ordre patriarcal. En 1963, après que Le Guépard et Huit et demi l’a propulsée visage de la nouvelle vague italienne, l’actrice est reçue par le Pape Paul VI. Elle choisit de porter une minijupe. Scandalisé, le Vatican interdira quelques semaines plus tard le port de ce vêtement dans l’enceinte de la Basilique Saint-Pierre.
FEMME ENGAGÉE
Claudia Cardinale a toujours publiquement assumé ses convictions progressistes – son combat pour le droit des femmes, contre la peine de mort. En 2000, elle devient ambassadrice à l’UNESCO pour la défense des droits des femmes, et déclare : « Ce métier m’a offert une foule de vies. Et la possibilité de mettre ma notoriété au service de nombreuses causes. » Les ONG internationales la sollicitent alors pour d’autres parrainages, et elle milite dans les structures Enfants du Cambodge et Faire Face, qui aide les malades atteints du sida. Son geste rebelle s’inscrit aussi dans un engagement féministe. En 2017, alors que #MeToo éclatait, l’actrice déclarait dans un article du Monde : « C’est un métier cannibale et ingrat. A Hollywood, où j’ai refusé de rester, encore plus qu’en Italie. Surtout pour les actrices. Et surtout quand elles passent 60 ans. » Avant de poursuivre : « J’ai toujours refusé la nudité, j’aurais eu l’impression de vendre mon corps. Refuser les caprices odieux que font certains metteurs en scène. Et résister au chantage au travail. Oui, il faut se battre ! »