LA SEXTAPE · « Virgin Suicides » ou l’anti-teen movie

Journaliste cinéma et animatrice du Cercle sur Canal+, Lily Bloom s’est replongé dans « Virgin Suicides », le film culte de Sofia Coppola, qui fête ses 25 ans cette année.


Virgin Suicides

À l’occasion des 25 ans de Virgin Suicides, je me suis laissé intoxiquer par ce film légendaire comme on glisse dans une mer dangereuse, attirée par le chant des sirènes. Et si, comme les sœurs Lisbon, il n’avait jamais livré tous ses mystères ? J’ai réalisé que je n’avais jamais remis en question la parole du narrateur. Et si tout était faux ?

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L’histoire de cette tragédie adolescente est racontée par des garçons devenus des hommes, depuis un futur flou, indéterminé, où tout est devenu souvenir, mythe, reconstruction collective. Des garçons hantés, qui rejouent l’énigme du désir féminin. Et si Virgin Suicides ne racontait pas l’éveil sexuel impossible des jeunes filles, mais l’éveil sexuel imaginaire de jeunes filles ?

Chaque plan irradie d’érotisme, jusqu’à la parodie, parce que chaque plan est une rêverie de garçons sur ces jeunes filles. Leur vérité leur échappe toujours. Contrairement à ce que dit le narrateur, il n’a jamais été question de comprendre, mais d’avoir, eux aussi, leur part d’elles. Les Lisbon n’ont pas de voix propre : elles sont racontées, invoquées. Leur sexualité est un puzzle inachevé – peut-être même une invention. Raconter l’éveil sexuel de celles qui sont mortes, c’est en faire un objet de culte.

Le film inverse le schéma du teen movie : ici, l’initiation n’a pas lieu pour de vrai. Le désir féminin n’est pas inaccessible : il est irréel, spectral. Sofia Coppola rejoue et déconstruit l’iconographie de la jeune fille des années 1990 : blonde, virginale, désirable – American Beauty sortait la même année.

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Mais, loin de la représenter comme une lolita frondeuse, elle filme des corps effacés, recouverts de gaze, de lumière laiteuse, d’imaginaires projetés. Les sœurs Lisbon sont filmées comme des icônes figées, presque mystiques, sacrifiées à la mémoire masculine. Une séquence cristallise cette idée : le souvenir de Lux, observée au télescope, s’abandonnant sur le toit à un homme différent chaque nuit. Cette scène tient de la légende urbaine teintée de conte gothique. Elle est fondamentalement suspecte. Coppola observe ce que le regard masculin fait à la mémoire. Et lorsque l’on revoit le film avec cette perspective, d’autres scènes vacillent. Le surgissement sauvage de Lux dans la voiture pour embrasser Trip Fontaine semble, lui aussi, impossible. Trip Fontaine lui-même, sous ses airs de demi-dieu, n’est-il pas le fantasme d’un garçon timide ?

Virgin Suicides n’est pas le récit d’un éveil sexuel féminin, mais celui d’une frustration masculine éternelle, qui travestit l’inconnu en fantasme. Le désir féminin y est un objet manquant – ou un mensonge. Tout le film est trompeur. Virgin Suicides est un geste radical sous son esthétique léchée. Un récit méta – non pas sur les Lisbon, mais sur ce que le cinéma a toujours voulu faire des filles de cet âge.

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