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Jeff Nichols, l’amour en fuite
- Laura Tuillier
- 2013-05-01
À 34 ans, chef de file d’un nouveau cinéma d’auteur sudiste, sous l’influence croisée de Mark Twain et de Terrence Malick (avec qui il partage sa productrice, Sarah Green), Jeff Nichols est natif de l’Arkansas, l’unique horizon de ses films, même après son déménagement au Texas. En 2007, son premier long métrage, Shotgun Stories, chroniquait la lutte à mort entre deux fratries de Little Rock et révélait l’ombrageux Michael Shannon. Sorti l’an dernier, Take Shelter, drame atmosphérique conjugal avec Jessica Chastain, était aussi pensé pour l’Arkansas. Le Sud toujours en tête, le cinéaste préparerait actuellement The Boy Who Played With Fusion, un biopic produit par la Fox sur un adolescent surdoué de l’Alabama ayant réalisé à 14 ans des expériences nucléaires avec l’autorisation de ses parents. Il a également évoqué un film de genre, à la manière du John Carpenter des années 1980, intitulé Midnight Special. Il y a presque un an, nous l’avions rencontré au festival de Cannes, où Mud était présenté en compétition officielle.
Comment le film s’est-il mis en place ?
Nous cherchions un financement pour Mud au moment où nous avons reçu le Prix de la semaine de la critique pour Take Shelter au festival de Cannes en 2011. Cela nous a beaucoup aidé. Nous avons commencé le casting avec mes producteurs après le festival. La préproduction a eu lieu en août, et nous avons tourné à partir de septembre 2011.
Contrairement à Take Shelter, l’horizon du film s’est déplacé, la mise en scène de Mud est plus aquatique : quel regard portez-vous sur l’évolution de votre style ?
Le style visuel de mes trois films a beaucoup évolué, jusqu’à Mud qui en est l’aboutissement. Shortgun Stories est très statique, voire stagnant ; Take Shelter progresse lentement, à un rythme inquiétant, comme si la caméra sur rails se refermait sur vous ; pour Mud, le mouvement du film est tout entier inspiré par la rivière. Je recherchais une certaine énergie, élégante, mais je ne voulais surtout pas de caméra à l’épaule. Il est essentiel, esthétiquement et d’un point de vue narratif, que les scènes dans lesquelles les enfants découvrent ce nouveau monde s’enchaînent et glissent de cette manière.
Après avoir mis en scène les tourments de jeunes hommes dans vos deux précédents films, vous filmez pour la première fois un adolescent dans le rôle principal…
Mud parle d’initiation et de masculinité. Je voulais faire un film sur un cœur brisé et un amour fou non réciproque. Quand j’ai vécu ça, j’avais l’âge d’Ellis, j’étais même un peu plus âgé. Il était donc normal que le personnage ait cet âge-là.
Quelle est la symbolique de l’île onirique où trouvent refuge Ellis et son ami Neckbone ?
Le Sud des États-Unis est baigné de mythologies et de superstitions. Nous avons eu la chance de trouver cette île du Mississippi, dans le sud-est de l’Arkansas, et nous n’avons rien changé ; les arbres étaient tordus, l’endroit magique. Matthew McConaughey y a même campé quelques jours, avant le tournage, pour s’imprégner de l’atmosphère.
Le scénario puise dans le mélange des genres : romance, film de gangsters, récit d’apprentissage, buddy movie…
Je voulais m’approprier toutes ces idées, avec des variations. J’ai passé dix ans à mettre en forme ce film, et le résultat est très dense. Il s’y passe beaucoup de choses que j’ai collectées au fil des années et déposées dans le scénario.
La famille est source de conflits dans vos films : violence fraternelle dans Shotgun Stories, anxiété conjugale dans Take Shelter. Dans Mud, ce sont les parents d’Ellis qui se déchirent…
Pourtant, je viens d’une famille très heureuse et soudée. Je voulais qu’Ellis soit pris dans la recherche désespérée d’un exemple d’amour qui fonctionne. La tension narrative vient du fait que les gens les plus proches de lui, ses parents, ne constituent pas un exemple sur lequel il puisse se projeter. J’ai essayé de me mettre à sa place, cela doit être très douloureux.
Vous semblez être très lié avec Michael Shannon, qui vous suit depuis Shotgun Stories et que l’on retrouve ici dans un petit rôle.
Nous sommes très proches. C’est gentil de sa part d’être venu, alors qu’il était en plein tournage du Superman de Zack Snyder(Man of Steel, qui sortira le 19 juin 2013, ndlr). Il a pu se libérer deux jours. Ses rôles dans mes deux premiers films étaient très sérieux, et nous nous sommes davantage amusés sur Mud. On ne dirait pas, mais en réalité il est très drôle.
Vos deux films les plus récents se terminent en s’ouvrant sur l’eau, pourquoi ?
Je pourrais vous répondre en faisant le malin, mais c’est juste une coïncidence, la dramaturgie est très différente entre Take Shelter et Mud. Mais dans les deux cas, il y a l’idée que l’avenir des personnages s’ouvre devant eux.
Vos personnages féminins, notamment celui de Juniper, la petite amie de Mud, joué par Reese Whiterspoon, ne sont pas très positifs…
Tous mes personnages féminins ne peuvent pas être joués par Jessica Chastain ! Le film est un commentaire sur l’amour, d’un point de vue masculin. Parfois les femmes ne se rendent pas compte du pouvoir qu’elles exercent sur les hommes. Elles nous torturent ! Quand j’ai commencé à écrire le personnage de Juniper, j’étais jeune et j’avais le cœur brisé, je voulais m’exprimer d’un ton vindicatif et faire d’elle le « bad guy ». Puis j’ai vieilli, je me suis marié, et ma perspective sur Juniper a évolué, notamment avec la scène du balcon. J’ai mûri, et cela m’a permis de donner une fin à l’histoire entre Mud et Juniper. Je travaille à améliorer mes personnages féminins, j’en ai d’ailleurs discuté avec Jessica Chastain pour un prochain film.
Mud a été projeté à Cannes en même temps que Les Bêtes du Sud sauvage de Benh Zeitlin. Y a-t-il une renaissance du cinéma sudiste ?
Je crois aux cycles, même si je ne sais pas exactement ce qui se passe dans le Sud. Il y a effectivement de plus en plus de jeunes cinéastes indépendants qui essayent de s’éloigner des côtes, de sortir de New York et de Los Angeles. C’est bien qu’il y ait plus d’histoires issues d’autres parties du pays. Personnellement, je ne fais pas partie d’un mouvement et j’ai toujours fait mes films dans le Sud, d’où je viens.
De quoi traiteront vos prochains films ?
Dans Shotgun Stories, je parlais de la relation entre mes frères, et dans Take Shelter, de mon rapport à ma femme. Pour Mud, je me suis inspiré d’une relation que j’ai vécue au lycée. Logiquement, l’un de mes prochains films parlera de mon fils, qui est âgé de 21 mois et avec qui je fais chaque jour l’expérience d’une nouvelle relation. Je veux le protéger et l’éduquer, il est en plein apprentissage. Je suis en extase devant ce processus et je voudrais pouvoir le montrer à l’écran.