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Elia Suleiman : « J’ai dû voyager énormément pour me faire une place »
- Josephine Leroy
- 2019-12-04
Avec It Must Be Heaven, présenté en compétition à Cannes cette année et reparti avec la Mention spéciale du jury, le réalisateur palestinien Elia Suleiman marque son grand retour, dix ans après son dernier long-métrage Le Temps qu’il reste. Dans ce road-movie où il se met savoureusement en scène à travers un double fictionnel muet et tatiesque, le cinéaste globe-trotter rend palpables les évolutions politiques du monde contemporain et l’ébullition de la jeunesse palestinienne. Rencontre.
En 30 ans de carrière, votre filmographie s’étend à quatre long-métrages de fiction et trois documentaires. Pourquoi mettre autant de temps entre chaque film ?
Tous mes films naissent d’observations personnelles. Pour que le tableau d’ensemble prenne forme, il faut ajouter progressivement les pigments. Penser les choses et les coucher sur papier prend beaucoup de temps. Mais tout ça n’en prendrait pas autant s’il n’y avait pas le problème du financement. C’est toujours une étape très difficile pour moi. C’est non seulement difficile, mais aussi barbant, frustrant, déprimant. Je me suis fait rejeter par plein de producteurs par-ci par-là qui disent aimer mes films mais qui ne veulent bien entendu pas les produire au moment où il le faudrait !
Le temps est une question centrale pour vous. Dans It Must Be Heaven comme dans certains de vos précédents films, vous faites surgir le comique à l’intérieur de séquences longues, étirées. Comment travaillez-vous le rythme ?
Notre ordre social a été bâti à partir du principe de répétition : on se réveille, et on fait pratiquement la même chose tous les jours. Mais ce qui est intéressant, c’est la petite évolution imperceptible qui se dessine à l’intérieur de la progression circulaire du temps. Je ne veux pas verser dans la philosophie de comptoir, mais je suis fasciné par le fait que, malgré une impression de reproduction à l’identique des choses, il y a toujours une petite évolution. Et ça, c’est une idée sur laquelle je me base pour créer un burlesque qui fonctionne à partir d’une partition très précise et permet de créer la surprise.
Vous parcourez trois villes dans le film : Nazareth, Paris et New-York. Pourquoi les avoir choisies ?
Parce que ce sont trois villes où j’ai vécu. Je me sens très insécurisé dans la vie et quand j’ai eu l’idée de faire ce film autour de voyages, l’une de mes plus grandes peurs était de les regarder de manière exotique. Même en choisissant ces trois villes que je connais bien, cette perspective m’effrayait. J’aimerais que les gens qui y vivent retrouvent ici quelque chose qui leur est familier. Ça serait mon pire cauchemar qu’un spectateur parisien par exemple se dise : « Mais d’où il sort, lui ? »
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Vous filmez notre capitale, où vous vivez depuis quelque temps, de manière très particulière : vous la videz complètement pour la peupler de travailleurs précaires et de touristes très riches, deux extrêmes opposés. Pourquoi ?
Pour montrer ce contraste qui existe dans cette ville qui vit recroquevillée sous l’état d’urgence que j’ai voulu vider pour donner un aperçu plus contrasté de la ville.
Vous placez aussi les policiers français, qui patrouillent en segway ou se mettent à sécuriser un café parisien tout ce qu’il y a de plus calme, dans toute sortes de situations cocasses.
C’était une manière de dire à quel point l’état d’urgence est une chose ridicule. On ne peut pas sortir de chez soi sans tomber sur des policiers, les sirènes sonnent constamment. On a l’impression que le pays est en guerre.
« Je suis un prophète de mauvais augure »
Elia Suleiman
À ce propos, vous délocalisez les clichés en pointant le fait que les sociétés occidentales sont elles aussi très militarisées.
Oui, tout à fait. Si on regarde bien, la guerre est présente dans presque chaque coin du monde. J’ai commencé à écrire le scénario bien avant les attentats de Paris, en 2015. Comme je viens d’un pays qui a toujours connu la guerre, je crois avoir développé une espèce de sixième sens. Je me disais que quelque chose d’horrible allait arriver, mais personne ne soupçonnait rien. Moi, je pouvais sentir la tension, et j’ai écrit le scénario en partant de ce ressenti. C’est exactement le même ressenti que j’avais en écrivant Intervention Divine, qui est sorti en 2000, au moment de la Seconde Intifada [la sortie de ce film burlesque, qui raconte l’histoire d’amour entre deux Palestiniens en territoire israélien, coïncide donc avec l’irruption de ce grand mouvement de révoltes palestinien, qui a occasionné de violents affrontements avec l’armée israélienne, ndlr]. Je suis un prophète de mauvais augure.
Il y a une scène marquante dans le film : celle où des policiers américains pourchassent dans Central Park une jeune femme nue qui s’est peint sur le corps un drapeau palestinien et qui disparaît comme par magie dès lors que les policiers l’agrippent. Est-ce que vous cherchiez à symboliser l’idée que la vérité du peuple palestinien échappe au reste du monde ?
Non, pas vraiment. Le film parle d’une violence mondiale. Mon histoire avec la Palestine est particulière. J’ai le sentiment, et je crois qu’il est partagé par beaucoup de Palestiniens, qu’on est chez nous nulle part. Un peu comme les héros vagabonds de Victor Hugo. Comme jeune Palestinien, j’ai dû voyager énormément pour me faire une place. Contrairement, peut-être, aux jeunes Palestiniens d’aujourd’hui, qui n’ont plus besoin de ça pour sentir que leur identité n’est pas liée à l’endroit où ils vivent. Ce sont des activistes qui sont fiers d’eux-mêmes parce qu’ils ne sont pas nationalistes. C’est exactement ce que j’ai toujours cherché à être. Eux l’ont fait naturellement, presque organiquement. Ils sont contre l’oppression, mais pas seulement contre celle du pouvoir israélien. Ils sont foncièrement contre toute forme d’occupation et très conscients des problèmes dans le monde.
Et à vous, personnellement, est-ce qu’il vous reste de l’espoir ?
J’ai toujours pensé que l’espoir était en quelque sorte fabriqué par le cerveau pour se rassurer face à un monde profondément désespérant. Mais en même temps – c’est peut-être une réflexion naïve – je me dis que le fait de continuer à réaliser des films prouve que j’en ai encore.
: « It Must Be Heaven » d’Elia Suleiman – Le Pacte – Sortie le 4 décembre
Image de couverture : photogramme d’It Must Be Heaven © Neue Visionen