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Comment le monde du théâtre s’organise face au couvre-feu

  • Léa André-Sarreau
  • 2020-10-21

Face au couvre-feu qui menace d’affaiblir considérablement les salles de spectacles, les acteurs du secteur mettent tout en œuvre pour permettre au public de continuer à fréquenter les lieux culturels. Avec pour mots d’ordre la solidarité, l’inventivité et l’accessibilité pour les publics empêchés, ils en profitent pour repenser sur le long terme nos pratiques et notre rapport à l’art.

Vendredi 16 octobre dernier, l’espoir d’un assouplissement des règles du couvre-feu pour les théâtres, soutenu par la ministre de la culture Roselyne Bachelot et la maire de Paris, Anne Hidalgo, ainsi que par la Fédération nationale des cinémas français (qui proposait que les séances de 21h soient maintenues et que le ticket serve de justificatif en cas de contrôle policier), était encore d’actualité. Mais suite à la prise de parole de Jean Castex, le couperet est tombé. Il n’y aura pas de dérogation possible, a tranché le premier ministre, au motif que « les règles doivent être les mêmes pour tous ».

Cette décision du gouvernement sonne comme une injustice pour les industries du spectacle vivant et du cinéma, qui respectent depuis le déconfinement un protocole sanitaire strict – port du masque obligatoire, mesures de distanciation, possibilité d’accueil réduite. Une jauge qui a considérablement joué sur la baisse de fréquentation des salles de spectacle, en chute de 50% selon France TV Info, mais a aussi permis qu’aucun cluster ne soit identifié depuis la rentrée dans ces lieux culturels, comme le rappelle Bertrand Thamin, président du Syndicat National des Théâtres Privés, dans une interview au Figaro.

Pas question donc que la suspension de la vie sociale nocturne entre 21h et 6h en Île-de-France et dans les métropoles d’Aix-Marseille, Grenoble, Lille, Lyon, Montpellier, Rouen, Saint-Étienne et Toulouse, acte la mort du monde du spectacle. Face à cette restriction, qui résonne comme une nouvelle menace de coup d’arrêt pour le secteur, les initiatives ne se sont pas faites attendre.

« Nous cherchons d’abord à mettre en place des dispositifs qui rendent le théâtre plus accessible à ceux que la crise sanitaire et économique fragilise particulièrement »

Des représentations décalées le matin et l’après-midi

Du côté des salles de spectacles parisiennes, l’heure n’est pas à la résignation, mais à la concertation collective et au réaménagement. Au Théâtre de la Porte Saint-Martin, les spectacles dont la durée n’excèdent pas une heure et programmés à 20h (par exemple Le temps de vivre de Camille Chamoux) sont avancés à 19h. Quant aux pièces trop longues – notamment Avant la retraite de Thomas Bernhard -, elle seront maintenues le vendredi à 18h, le samedi à 17h et le dimanche à 16 h. Même son de cloche au Théâtre de l’Odéon, où se joue Iphigénie de Racine, pièce mise en scène par Stéphane Braunschweig (le directeur de l’institution) et présentée jusqu’au 14 novembre. Les représentations initialement prévues à 20h du mardi au samedi sont avancées à 17h30, et pour Les Frères Karamazov que Sylvain Creuzevault va créer à l’Odéon à partir du 14 novembre, ce sera 16h30 les jeudis et vendredis, et 15h les mercredis, samedis et dimanches.

« Iphigénie » de Racine, au théâtre de l’Odéon (c) Odéon

Ici, la priorité n’est pas qu’économique, elle est aussi sociale. Les acteurs d’institutions culturelles gardent à l’esprit les nouvelles formes de précarités engendrées par les restrictions sanitaires : « Nous cherchons d’abord à mettre en place des dispositifs qui rendent le théâtre plus accessible à ceux que la crise sanitaire et économique fragilise particulièrement. Par exemple, les jeunes qui vivent souvent de petits boulots le soir sont très impactés par le couvre-feu. Nous avons décidé de rendre les spectacles gratuits pour les jeunes de 18 à 28 ans tous les jeudis de novembre pendant le couvre-feu », explique Stéphane Braunschweig, pour qui il est essentiel de garder à l’esprit que le couvre-feu peut accentuer les inégalités entre « le public qui a l’autonomie d’organiser comme il le souhaite son temps de travail, et le public qui ne l’a pas ». À noter également : tous les jeudis, le spectacle Les Frères Karamazov sera proposé à demi-tarif pour l’ensemble du public.

Des programmes solidaires et transversaux mis en place

Miser sur les séances du week-end pour ne pas sacrifier des spectacles : telle est la stratégie d’urgence adoptée par la majorité des salles. Mais il ne s’agit que de la partie immergée de l’iceberg. En réalité, certains institutions repensent en profondeur leur fonctionnement, avec en ligne de mire ce credo : ne pas subir, mais imaginer des modalités, des espaces de paroles. C’est le cas au Théâtre de la Ville, où Emmanuel Demarcy-Motta et ses équipes ont amorcé un « programme solidaire pour le temps présent », en collaboration avec le monde de la santé et de l’éducation. Concrètement, il instaure la gratuité pour les moins de 14 ans durant toute la saison, et pour le personnel médical mobilisé en première ligne lors de la crise sanitaire – une initiative qui a fait l’objet d’une convention avec les hôpitaux, et qui prévoit la réservation de 4 000 places.

« Il ne faut pas attendre que le virus disparaisse pour se réinventer »

« J’ai trop d’amis » de David Lescot au Théâtre de la Ville (c) Théâtre de la Ville

À partir du 2 novembre, et ce durant quatre semaines, des « petits-déjeuners de rencontres » seront organisés dès 7h30. Ce programme transversal, à la jonction de plusieurs arts, prévoit des échanges entre public et artistes (le cinéaste israélien Amos Gitaï et le rappeur français Abd al Malik ont déjà donné leur accord), et des débats animés par diverses personnalités, dont le philosophe Raphaël Enthoven. Tous les matins, trois spectacles de format court seront également donnés (à 10h, 11h et 12h). En tout, 18 spectacles sont maintenus du côté du Théâtre de la Ville, et 28 représentations pour le Festival d’Automne.

« Il ne faut pas attendre que le virus disparaisse pour se réinventer », explique Emmanuel Demarcy-Motta, qui prône un programme transversal, humaniste et pédagogique, seule option pour résister à « ce sentiment négatif, celui de subir de manière brutale des décisions qui semblent uniquement autoritaires ». Notons que certains artistes se sont déjà emparés des contraintes horaires pour mettre en place de nouveaux dispositifs scéniques anticonformistes : c’est le cas de Bartabas, qui donnera tous les mercredi, vendredi, samedi et dimanche à 10h30 du matin son spectacle Entretiens silencieux à Aubervilliers.

« Entretiens silencieux » de Bartabas à Aubervilliers (c) Franck Fokerman

Des actions politiques et citoyennes

Toujours dans cette perspective du long-terme, l’annonce du couvre-feu génère des réflexions vouées à soutenir les acteurs du spectacle vivant. Au Nouveau Théâtre de Montreuil, « une deuxième partie de saison » a déjà été anticipée pour le mois d’avril, nous explique son directeur Mathieu Bauer. Conçue comme « un geste solidaire vis-à-vis des compagnies et des artistes », elle permettra de lutter contre l’effet-domino des reports, en proposant à quatre compagnies de se produire sur la scène du Centre Dramatique National de Saint-Denis.

Deuxième grande action « politique et citoyenne » : rester ouvert à l’été 2021, afin de ne pas perdre le public de ce théâtre particulièrement attaché à la pédagogie, qui propose divers ateliers de formation, de médiation, et des partenariats scolaires : « On va avoir du public, mais la question, c’est quel type de public ? Nous savons très bien que les gens qui vont continuer à fréquenter les théâtres sont déjà acquis à cette pratique. J’ai davantage peur pour le travail au long cours mené avec des associations, l’Education Nationale – même si pour le moment aucun professeur n’a annulé les séances. Nous avons une mission de démocratisation et de diversité culturelle qui nous tient particulièrement à cœur à Montreuil, et qui va être un peu amputée cette année ». Un ensemble de mesures que Mathieu Bauer espère voir muer en réflexion plus profonde sur les politiques publiques, les baisses de subvention, pour réinsuffler du « désir, de l’envie, ne pas s’inscrire uniquement dans des logiques de marché, comptables », et en « finir avec les politiques ultra-libérales qui sont désastreuses ». Loin d’être à l’abattement et au repli, l’heure est à la construction d’un nouveau temps, plein d’incertitudes, mais d’une incertitude féconde – voir, qui sait, pionnière.

 

 

Tags Assocíes

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