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Claire Simon, gueule de bois

  • Juliette Reitzer
  • 2016-04-13

Les gens que vous filmez racontent leur trajectoire, qui est parfois douloureuse (la prostituée, les SDF, la jeune femme rescapée des Khmers rouges…) Pourtant, il y a dans le film quelque chose de très joyeux.
Le bois est un refuge, un temple moderne. Chacun y est maître de ses rêves, qu’il fasse du vélo, qu’il s’occupe de pigeons voyageurs ou qu’il fasse l’amour. C’est ça qui est joyeux. On peut raconter des horreurs, comme le génocide khmer, mais depuis cet endroit où on est bien, où c’est passé. Je pense que c’est faire honneur aux gens que de les rencontrer là où ils sont maîtres. Au début, d’ailleurs, le film s’appelait Le Bien. Il n’y a aucune raison de laisser cette langue du bien, du plaisir, à la publicité. Parce qu’au fond cette langue n’est dite que par la publicité. Marguerite Duras disait que le bonheur, c’est le frigo, la machine à laver ; c’est sûr que c’est un peu plat au niveau narratif… C’est difficile de raconter le bonheur, c’est un vrai défi.

Le film montre des moments de lâcher-prise : on voit des danses qui ressemblent à des transes, et le sexe y est très présent, notamment avec le coin des rencontres homo, ou celui des mateurs…
Oui, c’est vraiment le territoire du film : qu’est-ce qui arrive au bout du bien ? C’est les bacchanales, le moment où ça vrille. La forêt est le lieu de ça, des rites dionysiaques. Bon, chez Dionysos, les mères mangeaient carrément leurs enfants, mais cette idée du basculement est quand même présente, tout le temps, dans le bois. Je trouve ça très beau.


Comment s’est faite la rencontre avec le voyeur ? Elle donne lieu à un plan très large, assez sidérant, dans lequel on le voit s’approcher d’un couple et se masturber en les regardant…
Ce jour-là, il nous a téléphoné pour qu’on vienne. Il voulait nous montrer qu’il arrivait à quelque chose, qu’il ne faisait pas toujours chou blanc. On l’avait rencontré quelque temps auparavant parce qu’il avait un vélo, on a cru que c’était un cycliste. Pour moi, ce plan, c’est comme un plan des frères Lumière. C’est l’anti-M6, c’est un plan qui n’est pas fait pour exciter sexuellement le spectateur. C’est peut-être le plan le plus documentaire du film.

A contrario, la séquence dans laquelle vous filmez le peloton de cyclistes lancé à toute allure est très stylisée. Comment l’avez-vous pensée ?
Je voulais raconter l’effort, la difficulté, la pureté des corps, je trouvais ça très beau. Le matin, les pelotons se forment, ça commence doucement, et ça monte jusqu’à midi. C’est un peu comme un orgasme collectif. Il se trouve que c’est la séquence qui suit le travelling de nuit sur les camionnettes des prostituées, c’est au même endroit du bois. Il y a quelque chose dans cette folie du peloton qui est une réponse à ce marché du sexe assez cauchemardesque.


Le bois évoque aussi le merveilleux, par exemple dans la scène nocturne des ébats de grenouilles.
Le bois a la réputation d’être très dangereux la nuit, or, moi, c’est justement là que je retrouvais le plus le sentiment de la campagne. Comme quand on a filmé les lucioles dans une clairière : c’était vraiment la forêt enchantée. C’est la même impression qu’ont les pêcheurs qui passent la nuit dans une tente au bord du lac alors qu’ils sont à deux cents mètres du métro, c’est notre goût du sauvage qui nous berce.

Vous montrez d’ailleurs l’artificialité du lieu avec la scène dans laquelle une équipe réfléchit au tracé idéal pour le chemin qui longe la rivière.
Oui, ce sont les metteurs en scène de notre rêve. D’ailleurs, ce jour-là, ce rendez-vous s’appelait « Scénographie de la rivière ». Il fallait les voir s’extasier devant des ronces… L’allée royale, aussi royale soit-elle, date de 1982. Ma mère était anglaise, et en Angleterre il y a une mise en scène systématique des paysages… De toute façon, dans nos pays, il y a très peu d’endroits qui sont réellement sauvages. C’est intéressant, parce que plein de gens, et moi la première, sont victimes de cette illusion. C’est un bois où je ne vais plus beaucoup maintenant, mais où j’allais souvent faire un tour à vélo le dimanche. J’ai grandi à la campagne, j’ai passé beaucoup de temps seule dans la forêt. Et comme le dit l’un des personnages du film, l’homme originaire de Guinée-Bissau qui fait cuire les poissons : « Quand tu as grandi dans la forêt, tu appartiens toujours à la forêt. » Le bois tire les fils de l’enfance.


Vous tenez la caméra tout en discutant avec les personnes rencontrées. On entend donc votre voix, hors champ. Souvent, vous réagissez avec étonnement aux histoires qu’on vous raconte : « C’est vrai ? » Votre capacité d’émerveillement est-elle inépuisable ?
(Rires.) Oui, je suis étonnée par ce que je rencontre. Dans la fiction comme dans le documentaire, le cinéaste se projette beaucoup. Mais, dans le documentaire, il y a la conscience qu’on se projette. Je suis étonnée parce qu’il y a un hiatus entre ce que je peux prévoir et projeter de moi sur le monde, et ce que le monde est en réalité.

Une cour de récré dans Récréations, une gare dans Gare du Nord, une entreprise de restauration dans Coûte que coûte… Documentaires ou fictions, tous vos films ont pour cadre un lieu unique. Pourquoi ?
Le lieu, c’est comme une idée, c’est quelque chose qu’on a envie d’épuiser. Et puis surtout c’est un réceptacle d’histoires. Ce n’est pas juste qu’il y a en plein ; c’est le lieu qui les dessine. Une même personne ne racontera pas son histoire de la même façon dans un bois et dans une gare, par exemple. Évidemment, ce qui est très complexe, c’est qu’au cinéma on ne peut pas raconter un espace, on est forcément en train d’inventer un espace raconté dans un film, ce qui est tout à fait autre chose. Dans le bois de Vincennes, par exemple, il y a quatre lacs ; on ne le sait pas en regardant le film. Reste l’idée du lac, celle de la forêt, celle de la clairière.


Comment décrire votre méthode documentaire ? Par exemple, faites-vous des repérages sans caméra pour établir un premier contact avec les gens que vous allez filmer ?
D’abord, il faut apprendre à s’approcher des gens. À chaque film que je fais, j’ai l’impression qu’au début je suis toujours trop loin. C’est ce que disait Robert Capa : si une photo est mauvaise, c’est parce qu’on est trop loin. Donc il faut soi-même s’apprivoiser pour avoir le courage d’aller plus près. Peu à peu il faut amadouer le lieu, c’est long et difficile. Après, effectivement, la plupart des gens que j’ai filmés, je les ai rencontrés une première fois, je leur ai dit que je reviendrais avec une caméra. Mais sans échanger plus que ça, parce qu’il ne faut pas non plus griller ses cartouches.

C’est-à-dire que si les gens vous racontent des choses hors caméra, vous ne voulez pas leur demander de les raconter à nouveau face caméra ?
Ce n’est pas très bien, non. C’est embêtant quand les gens ont l’impression de devoir répondre à une attente, il faut qu’il y ait une vraie conversation. Et puis, surtout, ça peut m’arriver de rencontrer desgens sans caméra pendant les repérages, mais ce n’est pas pareil. Il y a quelque chose que nous faisons, la personne que je filme et moi, à travers la caméra. Nous avons conscience qu’on fait le film. C’est le principe de Jean Rouch, c’est-à-dire que la caméra est l’instrument du sorcier. C’est elle qui fait que les choses deviennent visibles, compréhensibles, nobles parfois.


Votre filmographie alterne films de fictions et documentaires. Qu’est-ce qui vous pousse à opter pour l’un plutôt que l’autre ?
Ce qui est possible en matière de narration. Ça fait longtemps que le sujet du bois de Vincennes m’intéresse, et en réalité j’ai fait ce documentaire dans l’idée de faire une fiction ensuite, qui serait un film fantastique au bois. Mais je ne sais pas si j’aurai l’énergie, parce qu’entre-temps j’ai fini un autre documentaire, et que j’en attaque un nouveau. Disons que le documentaire est une forme extrêmement libre artistiquement, on a une liberté qui est celle des peintres. On n’est jamais coincé par le système de production de la fiction qui fait que si vous aviez dit que vous tourniez tel truc tel jour, vous ne pouvez pas changer. Mais le documentaire est très dur à financer.

Vous avez des difficultés à financer vos films ?
Énormes, oui. On a beaucoup de chance en France, on a le CNC. Mais, le problème, c’est que les télévisions principales ne veulent pas de films documentaires d’auteurs dont le sujet n’est pas criant d’actualité. D’ailleurs, les films documentaires dont on parle ces derniers temps ont été financés sans la télé : Homeland. Irak année zéro, Je suis le peuple, le très beau Dans ma tête un rond-point… C’est par nature un cinéma pour lequel il est très difficile de dire avant ce qu’on va faire. Moi, ce qui m’intéresse, c’est vrai, c’est d’être entre la fiction et le documentaire ; mais ce n’est pas pour embêter tout le monde, c’est parce que je pense que parfois le documentaire est plus facile d’accès pour le public, parce que ça intéresse les gens. Après avoir vu Le Bois dont les rêves sont faits, les gens me disent : « Jamais je n’aurais pensé que ce serait comme ça. » Et disons que c’est une forme aussi qui ne sert pas la soupe aux grandes industries. Il y a quelque chose qui est du côté des gens. C’est, entre guillemets, le cinéma du peuple pour lui-même. C’est une grande ouverture.

Le Bois dont les rêves sont faits
de Claire Simon (2h26)
sortie le 13 avril

 

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