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Ruben Östlund : « Le pouvoir est une jouissance qui salit les rapports. »

  • Renan Cros
  • 2022-07-19

Après avoir décapé la morale bourgeoise dans « The Square », Palme d’or en 2017, le Suédois a raflé une deuxième Palme avec « Sans filtre », une comédie satirique qui transforme un bateau de croisière de luxe et une île paradisiaque en petits théâtres de la cruauté.

Dans votre nouveau film, Sans filtre, vous enfermez vos personnages sur un bateau puis sur une île déserte…

Quoi de mieux qu’une île pour tout foutre en l’air ? Quand mes personnages arrivent sur cette île, ils ont l’impression que tout sera comme avant. Mais, une île, c’est toujours un point de départ. Qui fixe les règles de la société ? Mes films cherchent à comprendre le fonctionnement bizarre de toutes ces hiérarchies tacites qu’on s’impose. Sur le bateau, il y a les dominants et les dominés, et tout ce petit monde, enfermé ensemble sur ce gros morceau de ferraille, rejoue éternellement des codes destructeurs. Qu’est-ce qui se passe quand tout fout le camp ? Un grain de sable – ici un capitaine [joué par l’excellent Woody Harrelson, ndlr] qui a trop lu Karl Marx –, et tout bascule.

« Sans Filtre » de Ruben Östlund

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L’île est un mythe politique pour vous ?

Il y a beaucoup d’îles dans la fiction. C’est un territoire vierge dans lequel chacun peut projeter ce qu’il veut. Moi, je n’avais pas envie de parler de « survie » et d’utiliser l’île comme un lieu d’aventure. Pour moi, cette île déserte, c’était surtout un espace neutre, un espace libéré des règles et des codes de la société. Tout le monde est au même niveau. Et, maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? C’est peut-être en ça que l’île est un décor politique. Là, on espère encore pouvoir réinventer le monde.

On retrouve cette idée de l’île comme territoire où les hiérarchies disparaissent dans la littérature classique (L’Île des esclaves de Marivaux, 1725) ou dans le cinéma américain classique (L’Admirable Crichton de Cecil B. DeMille, 1922)… Mais l’ordre social finit toujours par revenir. Pourquoi ?

Peut-être parce que, comme moi, les gens qui ont écrit ces histoires savaient bien que les règles et les hiérarchies ne disparaissent pas comme ça. Dans Sans filtre, je voulais voir ce qui se passerait si le pouvoir changeait de camp. Le pouvoir est une jouissance qui salit les rapports. Plus on y goûte, plus on oublie la violence et la domination qu’il suppose. Cette île met en lumière tout ce qui était auparavant caché dans l’ombre de la politesse et de la bienséance.

« The Square » de Ruben Östlund

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Dans Snow Therapy, vous transformiez un séjour au ski en psychodrame cruel. Ici, qu’est-ce que la croisière de luxe vous permet de dire sur l’argent et le capitalisme ?

Il n’y a rien de plus capitaliste aujourd’hui que les vacances, qui sont devenues une injonction au bonheur. Il faut les préparer, les réussir, les montrer, « profiter », voilà. À partir de là, il suffit que ça ne se passe pas comme prévu pour que tout devienne drôle et révèle quelque chose de nous, êtres humains soi-disant civilisés du xxie siècle. On sort de sa zone de confort quand on est en vacances, on explore, on se rêve un peu en quelqu’un d’autre. C’est quelque chose qui me touche. J’ai l’air d’un misanthrope comme ça, mais pas du tout. J’aime l’humain pour ses faiblesses, ses failles, ses moments pas très glorieux pendant lesquels il essaie d’échapper à qui il est. On est extrêmement fragile en vacances, parce qu’on espère beaucoup. Mais, sur un paquebot de luxe, il y a tout ce que l’humanité peut avoir de pire : le profit, le pouvoir, la servitude et le mauvais goût.

Vous allez tourner votre nouveau film dans un avion. Une autre forme d’île ?

Le film s’appelle The Entertainment System is Down. Un avion, en soi, c’est une utopie. Vous enfermez des gens qui ne se connaissent pas pendant des heures, en l’air, au-dessus du vide. Il faut vraiment croire en l’humain pour se dire que ça va bien se passer. On a inventé ces petits écrans qui diffusent des films en boucle pour que vous oubliiez la personne assise à côté de vous. Forcément, moi, je me demande ce qui se passe si ce système tombe en panne. Vous saviez qu’il y a plus de chances qu’il y ait un incident entre voyageurs durant le vol si les passagers de la classe économique ont dû traverser la classe affaires pour atteindre leur siège ? Pensez-y quand vous embarquerez pour vos vacances.

Sans filtre de Ruben Östlund, Bac Films (2 h 29), sortie le 28 septembre

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