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Alice Diop : « Tout s’effondre au procès, en voyant cette femme d’une complexité absolument sidérante »

  • Juliette Reitzer
  • 2022-11-14

Depuis près de vingt ans, ses documentaires recueillent les récits de personnes considérées à la marge – habitants de banlieues parisiennes, réfugiés, descendants d’immigrés – pour mieux éclairer le centre et réfléchir notre société. Sa première fiction reconstitue le procès d’une jeune femme sénégalaise jugée pour infanticide en 2016 à la cour d’assises de Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais, et le trajet intime fracassant d’une romancière enceinte venue y assister. Une œuvre puissante et vertigineuse, couronnée à la Mostra de Venise et choisie pour représenter la France aux Oscar. Alice Diop nous livre les ressorts intimes et politiques de ce magistral « Saint Omer ».

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Vous avez d’abord étudié les sciences humaines. Comment êtes-vous venue au cinéma ?

Assez tardivement, au cours de mes études universitaires où j’étudiais l’histoire coloniale [elle est titulaire d’un master en histoire et d’un D.E.S.S. en sociologie visuelle, ndlr]. J’avais le sentiment que ce que je découvrais éclairait mon présent, mon histoire personnelle et familiale, et pouvait éclairer la connaissance plus globale qu’une société a d’elle-même. Le cinéma documentaire, dans un premier temps, m’est apparu comme l’outil le plus fin, le plus efficace, pour propager ces découvertes que je faisais. Je me souviens que La Permanence, par exemple, est né de ma saturation d’un discours sur l’exil et la migration qui me paraissait complètement froid, objectiviste et désincarné. Quand on est confronté au corps, au visage d’un homme qui nous raconte pourquoi il a quitté son pays, dans quelles circonstances, ça met au défi quiconque de ne pas avoir d’empathie, et les discours politiques un peu populistes peuvent vaciller très vite.

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Le fait divers qui a inspiré Saint Omer date de novembre 2013. Comment vous avait-il affectée à l’époque ?

Tout est parti d’une photographie, publiée dans le journal Le Monde, tirée d’un avis de recherche de la gendarmerie nationale. On y voyait une femme noire avec une poussette dans laquelle était assis un enfant métis, visiblement d’une quinzaine de mois, emmitouflé dans une combinaison. Cette photo avait été prise par les caméras de surveillance de la gare du Nord. Quelques jours avant, un bébé avait été découvert mort, charrié par les vagues sur la plage de Berck-sur-Mer. La police nationale avait remonté la piste de cette femme et avait lancé un avis de recherche pour la retrouver.

Quand j’ai vu la photo de cette femme, j’ai eu un sentiment très étrange de familiarité. J’étais sûre qu’elle était d’origine sénégalaise, comme moi, j’étais sûre qu’elle avait le même âge que moi, j’avais l’impression de la connaître. Quelques jours après, cette femme a été retrouvée. Elle s’appelait Fabienne Kabou, elle était effectivement sénégalaise, et elle venait d’avouer avoir tué sa fille. Je crois que les premiers mots qu’elle a prononcés étaient : « J’ai déposé ma fille à la mer. » En tout cas, c’est ce que la journaliste du Monde écrivait. Cette phrase, pour moi, a ouvert tout un champ de récit. Un champ presque poétique, lyri­que, mythologique, sacrificiel, religieux et quasi psychanalytique aussi. Je me suis imaginé qu’elle avait offert sa fille à une mère plus puissante qu’elle. A commencé à se mettre en place une espèce de fascination dont j’ai tu longtemps la teneur, parce que je n’arrivais pas à m’expliquer ce qui pouvait me fasciner dans une histoire pareille. Une fascination très intime, très obscure, très inavouable.

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Vous-même, vous étiez déjà mère à ce moment-là ?

Oui, bien sûr.

Vous avez ensuite assisté au procès de Fabienne Kabou, au tribunal de Saint-Omer, en 2016. C’était déjà dans l’idée d’en faire un film ?

Quand son procès a lieu, je décide d’y aller, sans en parler à personne. Je sens bien qu’il y a quelque chose qui a à voir, peut-être, avec mon activité de cinéaste, et je décide de suivre cette intuition. Je dois dire que, dans les premiers récits de la presse, il y a aussi tout un tas de choses qui m’apparaissent comme contradictoires ou alors trop superficielles, notamment la question de la sorcellerie [durant l’instruction, Fabienne Kabou a expliqué son geste par le fait qu’elle aurait été maraboutée, envoûtée, ndlr]. On apprend que c’est une femme qui est doctorante, qui travaille sur le philosophe Ludwig Wittgenstein. Ça indique une femme d’une grande puissance intellectuelle. Comment réduire son acte à la question de la sorcellerie ? Je sens que les journalistes sont attirés par le côté sulfureux. Je perçois quelque chose d’une projection un peu fantasmée, une manière un peu facile d’enfermer cette femme dans un récit exotique. Je me dis qu’il y a une contradiction, quelque chose qui ne me paraît pas tout à fait au bon endroit.

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Qu’est-ce qui se révèle, durant ce procès ?

Je dois aussi parler de mes propres projections. Je suis allée vers cette femme avec des projections qui n’étaient pas les mêmes que celles des journalistes, mais qui étaient des projections quand même. Elle était en couple avec un homme blanc qui avait trente ans de plus qu’elle, qui ne la légitimait pas comme sa compagne officielle. Personne n’était au courant de leur histoire, personne n’était au courant de l’existence de sa fille. J’avais le sentiment que cette femme était une incarnation contemporaine du mythe de Médée [personnage mythologique, Médée tue ses enfants par vengeance envers son mari, Jason, ndlr]. Que, d’une certaine manière, son acte était déterminé par la violence raciste de son invisibilisation par son compagnon. En tant que femme noire, je me fais mon récit à partir de projections qui sont tout autant situées que celles des journalistes. Et tout s’effondre en arrivant au procès, en voyant cette femme d’une complexité absolument sidérante, d’un mystère totalement insondable. J’ai traversé ce procès dans un dialogue constant entre une accusée qui m’échappait totalement et moi qui étais contrainte par ce mystère à aller interroger des choses obscures, douloureuses, dans ma relation avec ma propre mère par exemple, et dans ma manière de me penser en tant que mère. Comme si j’étais tombée dans mes propres abîmes. Bien entendu, je n’ai jamais eu la pulsion ni le fantasme de tuer mon enfant, mais voir la part la plus obscure de la maternité me présentait un miroir qui m’obligeait à interroger mes propres ambiguïtés.

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À quel moment le désir de faire un film s’est-il formulé ?

Au moment de la plaidoirie de l’avocate [de l’accusée, reproduite fidèlement dans le film, ndlr], je me suis effondrée en larmes, j’avais honte de pleurer comme ça toute seule dans cette cour d’assises. Et je me suis retournée. Il y avait une journaliste qui avait suivi tout le procès, qui était enceinte de six mois, qui pleurait aussi. Puis je me suis rendu compte que nous étions toutes – car ce sont principalement des femmes qui assistaient à ce procès – dans le même état. J’avais l’impression d’assister à un gynécée de mères et de femmes et de filles venues écouter cette femme qui révélait dans le caractère tabou de ce qu’elle avait fait quelque chose qui venait rencontrer une histoire personnelle. Le désir du film est né quand j’ai compris à quel point cette histoire était universelle.

Comment comprenez-vous cette émotion, qui vient aussi nous percuter, nous spectateurs du film ?

Je pense qu’il est question de faire le deuil de la mère qu’on a eue, de réparer, d’éclairer aussi toute la complexité de ce lien qui nous unit. Qu’elle soit vivante ou morte, qu’on ait un rapport apaisé ou complexe avec elle, ce qui est magnifique et bouleversant, c’est de se rendre compte de ça. J’ai l’impression que c’est le sujet principal du film, comme l’incarne magnifiquement la métaphore des chimères [utilisée par l’avocate de l’accusée dans sa plaidoirie, ndlr] : le lien qu’on a toutes et tous avec notre mère est inextricable. Cette petite fille face à sa mère qui est presque un totem qui peut dévorer, c’est nous toutes et tous.

J’ai l’impression que tout le film essaie de donner un visage, un nom, une identité à cette enfant.

C’est une petite fille qui n’a pas été déclarée à l’état civil, personne n’était au courant de son existence. Elle était dans les limbes… C’est le tribunal qui lui a donné naissance, c’est-à-dire lui a donné un statut. Et ça, c’est quelque chose qui m’a profondément bouleversée pendant le procès. Quand je tournais, j’avais l’impression que tout le projet du film était de la nommer, de la dire, de la choyer, de la chérir. Et de lui rendre justice. Dans le film, elle existe comme un fantôme, on a construit sa présence en hors-champ, en soustrayant les objets, les photos, les reconstitutions qui ont été présentés au procès, parce que ça aurait été très dur. Mais elle est présente partout, dans des choses très précises qui me bouleversent personnellement. Quand la présidente demande à Laurence [Laurence Colly, pendant fictionnel de Fabienne Kabou, ndlr] si elle l’a allaitée, si la petite avait déjà vu un médecin, si elle avait eu la varicelle. Elle existe dans l’absence de soins, l’absence de lien qu’elle avait avec sa propre mère.

Le premier plan de Saint Omer suit une femme qui marche sur la plage, la nuit. On devine qu’elle porte un enfant. Comment est née cette image ?

Tout de suite, je me suis dit que je n’allais pas reconstituer le crime, pour des raisons évidentes de morale. Cette première image, elle n’est possible pour moi que parce c’est une image mentale que se fabrique Rama. Dans le plan d’après, Rama se réveille, et son compagnon lui dit : « Tu parlais de ta mère. » Toute la confusion qu’elle peut faire entre l’accusée, l’enfant tuée, l’enfant qu’elle porte, sa propre mère, est signifiée dans ce plan quasiment abstrait d’une femme qui marche dans la nuit.

Rama, cette écrivaine qui assiste au procès dans le film, c’est vous ?

Pas du tout. Ou en tout cas pas que. Rama, c’est un personnage de fiction. Le film se base sur la retranscription documentaire du véritable procès qu’on a réaménagée, mais de façon très cosmétique, pour pouvoir justement interagir avec l’histoire du personnage fictif qu’est Rama. C’est un acte de mise en scène de construire un personnage comme Rama, parce que c’est elle qui nous permet d’assister au procès. Je n’aurais jamais fait un film sur ce fait divers sans avoir un point de vue très clair sur ce qui m’intéresse dans cette histoire. Je ne suis pas du tout une spectatrice avide des faits divers, ça ne m’intéresse pas de susciter la curiosité malsaine. C’est une histoire qui est très dure. Comme le dit l’avocate générale à la fin, si on ne peut pas se poser la question de qui est l’accusée, on reste sur la plage, sidérés par l’horreur du crime. Et, l’idée, ce n’était pas de laisser le spectateur sidéré par l’horreur de ce crime, mais de lui permettre d’entrevoir pour lui-même des questions sur la maternité. Et la seule manière de les entrevoir, c’est d’avoir recours à la fiction et donc à la création de ce personnage de Rama.

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Saint Omer est un film de procès, très centré sur la parole, notamment celle de l’accusée. Vous la filmez en longs plans fixes, comme pour nous obliger à l’écouter. Comment avez-vous abordé la mise en scène de cette première fiction ?

Je n’avais pas d’idées préconçues sur ce que pourrait être la mise en scène d’une fiction. Elle s’est inventée au fil de l’écriture, dans ce dialogue avec la matière docu­mentaire, et surtout avec cette manière si particulière de s’exprimer qu’avait Fabienne Kabou, une langue extrêmement châtiée, livresque, presque durassienne. J’avais envie de donner à entendre la puissance de cette langue et la complexité de cette femme. Les cadres, le plan fixe, le plan-séquence avaient cette fonction. Et j’avais aussi envie de susciter une intensité d’écoute et de regard. Le film n’est pas là pour poser un jugement moral ou judiciaire. D’ailleurs, le verdict ne m’intéresse pas, il n’y a pas de verdict dans le film. On sait qu’elle est coupable. Mais, ce qu’on ne sait pas, c’est qui elle est. Ce que le film prend en charge, c’est de nous permettre d’écouter le récit de vie d’une femme noire dans toute sa complexité, dans toute son ambivalence. C’est là où peut-être la réparation a lieu.

Il y a aussi une place énorme laissée au spectateur. Le film lui permet de changer d’avis, de douter, de passer d’un sentiment à un autre. Je n’ai pas du tout envie, par des choix de montage par exemple, d’enfermer les spectateurs dans ma propre vision. On peut avoir de l’empathie pour elle car elle est vulnérable, la trouver complètement froide, être à distance et la voir comme un monstre. Mais je ne pense pas qu’on sorte de Saint Omer avec une réponse toute faite sur ce qu’est cette femme.

Vous parlez souvent, à propos de vos films, de réparation. Vous, quels films vous ont réparée ?

Je dirais que les films qui me réparent, ce sont les films que je fais. Je les fais dans un soin à moi-même et dans une volonté de donner une forme à ma colère, à ma révolte. Mais il y a aussi des films qui m’ont bouleversée. La Graine et le Mulet d’Abdellatif Kechiche, notamment. Je me souviens de la scène où Hafsia Herzi arrive avec son père à la banque. Elle va demander pour lui un crédit qu’il ne peut pas avoir, et elle devient le garant, le protecteur du corps de son père, qui est socialement vulnérable parce qu’immigré. Ce sont des choses que j’ai tellement vécues avec mon propre père. Je me souviens très bien d’être sortie d’une projection au mk2 Bastille, de m’être assise par terre sur le trottoir et d’avoir pleuré sur mon père. Ce film réparait quelque chose de sa souffrance, lui rendait justice.

Dans votre documentaire La Permanence, une scène semblait annoncer Saint Omer : une jeune réfugiée s’effondrait psychiquement dans le cabinet d’un médecin, sous le regard sidéré de son bébé. Quel lien faites-vous entre ces femmes ?

C’est vrai. Ces figures de femmes abîmées, mélancoliques, traversent beaucoup mes films. Je n’avais jamais fait le lien… (Elle réfléchit.) C’est aussi parce que le film est traversé de façon suggestive et non dite par la question de la douleur de l’exil. S’il y a quelque chose de moi dans Rama, et de beaucoup d’amis à moi, c’est qu’on est les filles et les fils de ces femmes déplacées. On est les enfants de l’exil, et du silence. Nos mères ne nous ont pas dit, pour la plupart, la souffrance de ce déplacement dans un pays qui n’était pas le leur. Quelles sont les causes de la mélancolie d’une femme qui reste mutique, qui n’arrive pas à créer un lien avec son enfant ? Quand tu ouvres les portes de l’intimité de nos familles, c’est ça qui ressort. Mais cette intimité, elle est politique, ce n’est pas juste que nos mères dépressives nous ont niqué nos vies, c’est l’histoire de l’immigration, cette façon dont on a confiné les corps, qui a des conséquences intimes et qui façonne les êtres humains qu’on devient. Ça façonne les compagnons et les compagnes qu’on peut être, les mères et les pères qu’on peut devenir. C’est aussi une manière d’aborder l’exil d’une autre façon que comme un rapport de bénéfices et de pertes économiques. Il y a aussi un coût émotionnel, il y a un coût psychologique. Et, tout ça, je n’ai pas besoin de l’énoncer. C’est présent dans les relations entre Rama et sa mère. Rama, qui va dire les mots de Marguerite Duras, dans sa toute-puissance intellectuelle, sur l’estrade de Sciences Po, mais qui, dans le salon de sa mère, semble si vulnérable et si peu à sa place.

« J’ai l’impression que le tiret en moins dans le titre de "Saint Omer" raconte toute la façon dont le film s’est fabriqué »

Comment avez-vous appréhendé la ville de Saint-Omer, où s’est déroulé le procès et où vous avez tourné, jusqu’à la choisir comme titre du film ?

Quand je suis arrivée pour la première fois à Saint-Omer pour assister au procès, je me souviens d’avoir été très inquiétée par cette ville étrange, à la fois splendide, parce que c’est une ville qui porte un passé glorieux, et qui est dévastée économiquement. Je crois que c’est une ville qui a massivement voté pour le Front national, et ça se ressent dans la manière dont les gens vous regardent. Je me souviens de moi traversant les rues de la gare vers l’hôtel, très inquiétée par la présence de mon corps noir dans cet espace-­là, où je me sentais seule et menacée, parce qu’il n’y a pas beaucoup de Noirs à Saint-Omer. Les seules personnes noires que je croisais, c’étaient des migrants, qui apparaissaient la nuit comme des fantômes pour aller vers Calais. Ce sont des sensations qui étaient très présentes au scénario. Mais j’ai passé beaucoup de temps à Saint-Omer, et mes impressions premières, finalement, se sont adoucies. J’avais l’impression que mettre la ville en scène telle que je l’avais vécue la première fois était une manière d’aller à la facilité, de balancer des clichés comme je n’aimerais pas qu’on en accole aux quartiers de banlieue, que j’ai beaucoup filmés d’ailleurs. Finalement, ce qui reste de la ville, c’est à la fois un lieu réel, mais en même temps un décor, une idée abstraite. Et donc, j’en viens à la question du titre : Saint Omer, sans le tiret, c’est un lieu qui n’existe pas, qui est inventé. J’ai l’impression que ce tiret en moins raconte toute la façon dont le film s’est fabriqué à partir d’un ancrage dans le réel, pour atteindre presque l’abstraction par moments. Ça ressemble à ce qui se passe dans le tribunal : on va de plus en plus vers l’abstraction, de telle manière qu’on peut se demander si on n’est pas en train d’écouter un récit halluciné. Le cadre se rapproche de plus en plus de Laurence et fait abstraction du lieu. Donc c’est tout le mouvement du film qui est contenu dans ce tiret en moins. Et il y a bien sûr une consonance dans ce nom de « Saint Omer » qui m’évoque quelque chose qui a à voir avec ce qui se passe dans le film.

Le fait divers a souvent intéressé les sciences humaines. Roland Barthes a écrit : « Voici un assassinat. S’il est politique, c’est une information. S’il ne l’est pas, c’est un fait divers. » Ça vous évoque quoi ?

Je suis d’accord. Une de mes références pour ce film était le roman De sang-froid de Truman Capote [paru en 1966, ndlr]. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il raconte la marge et que, au-delà de la fascination pour un meurtre terrible de fermiers, il révèle toute une histoire de l’Amérique des années 1960. L’histoire de Fabienne Kabou révélait des enjeux pour moi absolument universels et très politiques. Ce qui est politique, c’est d’abord que c’est une femme noire qui convoque l’universel à travers son histoire. Le personnage de Rama aussi. Ce qu’elle traverse avec sa mère permet à toutes et à tous, qu’on soit blanc ou noir, ou autre, de s’identifier à elle. Le fait que le corps noir puisse porter l’universel, c’est quelque chose que je défends de film en film et qui est presque un mantra politique. Mais c’est aussi politique dans le sens où la question raciale est au cœur de l’histoire de Fabienne Kabou/Laurence Colly. On n’a pas voulu la voir, on a projeté sur elle des stéréotypes et des fantasmes, elle a tenté de résister, et, à un moment, elle s’est effondrée. Mais c’est aussi quelque chose qu’elle dépasse, ce qui fait toute la complexité de ce personnage. Donner à voir deux femmes noires avec un tel niveau de complexité, qui m’ont tant manquées dans mon imaginaire personnel, c’est un vrai bonheur pour moi. Je pense qu’elles permettent de dessiller notre vision d’un certain nombre de stéréotypes, de fantasmes, et qu’elles font vaciller les imaginaires.

Votre cinéma, engagé, agit comme un îlot de résistance. Quels artistes partagent votre îlot ?

Un îlot de résistance oui, mais qui a vocation à rencontrer les autres. C’est-à-dire que tous les artistes dont je vais parler font des œuvres qui ont beaucoup de succès. On est dans une période de la création française qui renouvelle les imaginaires, c’est toute une génération qui arrive à maturation. Il y a beaucoup de trentenaires et de quadragénaires autour de moi qui m’aident à préciser mon discours, à penser. Je pense au livre Comme nous existons de Kaoutar Harchi [publié en 2021, ndlr], qui m’a beaucoup touchée parce que je reconnaissais quelque chose de moi, ou à La Plus Secrète Mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr [prix Goncourt 2021, ndlr]. À Faïza Guène, qui dessine quelque chose de très important dans le paysage littéraire français. Il y a le travail de Penda Diouf au théâtre, d’Éva Doumbia aussi, du plasticien Julien Creuzet. Ou celui de Bintou Dembélé, qui a chorégraphié notamment Les Indes galantes à l’Opéra de Paris. Son travail m’inspire énormément.

Je peux parler aussi de Maboula Soumahoro dont le livre Le Triangle et l’Hexagone [paru en 2020, ndlr] a inscrit dans la littérature française quelque chose que j’allais chercher avant chez des Américains comme Maya Angelou, James Baldwin, ou même Nina Simone. Aujour­d’hui, j’ai l’impression qu’on peut trouver ici en France des œuvres qui révèlent des choses qui n’ont pas été dites à l’endroit de la société française, des œuvres qui articulent la violence politique à l’intimité.

Saint Omer d’Alice Diop, Les Films du Losange (2 h 02), sortie le 23 novembre

Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS

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