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Portrait of Shirley Clarke

  • Maureen Lepers
  • 2013-09-17

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«Nous ne voulons pas de films roses, nous les voulons de la couleur du sang », écrivent en 1961 les membres du New American Cinema Group, dans un texte à valeur de manifeste publié par la revue Film Culture. À cette époque, une odeur de rance flotte sur Hollywood. C’est l’année des Désaxés de John Huston, western crépusculaire dans lequel l’idylle des stars vieillissantes Clark Gable et Marilyn Monroe raconte en creux la fin des majors. Kennedy porte à quinze mille l’effectif des « conseillers militaires» de l’oncle Sam au Viêtnam, l’orage populaire gronde, et le public américain peine à trouver des héros de cinéma qui lui ressemble. D’autres voix, inédites, s’élèvent alors depuis New York pour créer un « nouveau cinéma américain », en rupture avec les films « faux, bien faits, roublards » de Hollywood. Entre Jonas Mekas, John Cassavetes ou Stan Brakhage, on croise la silhouette délicate et singulière d’une femme adulée des cinéphiles : Shirley Clarke. Son oeuvre, moins connue que celle de ses camarades, n’en fait pas moins date. Avec sa silhouette de gavroche et son esprit d’indépendance, difficile de croire que Shirley Clarke, née en 1919, est la fille d’un industriel multimillionnaire aux idées bien arrêtées. La jeune femme passionnée de danse, fatiguée d’entendre son père dire que danseuse et pute sont deux métiers qui se ressemblent, s’affranchit vite pour se marier et se consacrer à ses études, jusqu’à devenir chorégraphe. C’est sur ce terrain qu’elle réalise ses premiers films, des courts métrages expérimentaux placés sous l’influence d’une autre femme de cinéma, Maya Deren, grâce auxquels elle pourra intégrer, en 1955, les rangs des Independant Filmakers of America. Ce sera un tournant : elle fonde, avec Mekas, le New American Cinema Group, une organisation chargée de défendre l’existence d’un cinéma en marge des studios. Délaissant pour un temps le champ expérimental, elle fait son entrée dans le cinéma de fiction avec The Connection, un premier long métrage adapté d’une pièce de Jack Gelber créée par le Living Theater. Ses héros – une bande de junkies qui, en attendant l’arrivée de leur dealer, acceptent de se soumettre à la caméra d’un documentariste –témoignent d’emblée de l’importance accordée par la réalisatrice à la réalité sociale des États-Unis, dont elle mettra en scène, successivement, les différents visages. Filmé en décor unique (un appartement désaffecté), The Connection fait grand bruit lors de sa projection à Cannes, en 1961, donnant naissance, l’année suivante, à la Semaine de la critique. Surtout, il amorce une réflexion sur la notion de vérité au cinéma, qui va irriguer toute l’oeuvre de Shirley Clarke. Comme le dit l’un des personnages : « C’est juste un film. Ce n’est pas réel, enfin, pas vraiment. »

Jason Holliday (Aaron Payne), star of Shirley Clarke's PORTRAIT OF JASON. A 1967 documentary restored by the Academy Film Archive and Milestone Film.

VERTIGINEUX

En 1964, The Cool World prolonge ce questionnement. Cristallisant à l’écran l’action de la cinéaste en faveur du mouvement des droits civiques, cette bombe naturaliste est, dixit la réalisatrice, « le premier film tourné dans Harlem et sur Harlem » –la plupart des jeunes acteurs sont des membres,parfois illettrés, de gangs locaux. Fidèle au passé de danseuse de Clarke, The Cool World est gouverné par le mouvement – course folle de gosses en Converse qui déambulent dans des rues cradingues ou se laissent porter par un bus qui les emmène, le temps d’une excursion scolaire, de Harlem à Manhattan, de la marge vers le centre, comme une façon d’imposer aux standards hollywoodiens une alternative poisseuse, de cadrer une population que les studios refusent de voir. Trois ans plus tard, Portrait of Jason, confession frontale et en plan fixe du gigolo noir Jason Holliday, radicalise encore la rupture sociale et formelle avec les studios. Shirley Clarke interroge le dispositif de l’interview, son authenticité, son degré de mise en scène. L’exercice est vertigineux et, à mesure qu’avance ce film entièrement composé autour du regard caméra de Jason, on ne sait plus si l’on est face à un personnage réel ou à un acteur. Ce paroxysme est aussi une forme de non-retour pour le « nouveau cinéma américain », engoncé dans ses principes d’indépendance et de rejet des circuits de diffusion traditionnels. Privés de visibilité, les films peinent à exister et sont consignés par Jonas Mekas à la Film Archive Anthology de New York, temple et vestige d’un cinéma américain indépendant. À la même époque, ce dernier renie son poulain, l’enfant prodige John Cassavetes, au motif qu’il est trop tenté par les lumières de Hollywood. Shirley Clarke,quant à elle, retourne à ses premières amours expérimentales et se tourne vers la vidéo, avant de refaire un passage furtif par le long métrage en 1985 avec Ornette: Made in America. Elle est morte en 1997, et l’empreinte de son oeuvre est facilement repérable, quoique rarement mentionnée, chez les artisans du Nouvel Hollywood. Grands cinéastes de la figure masculine, Martin Scorsese (Mean Streets) ou Brian De Palma (Le Voyeur) doivent ironiquement beaucoup à cette petite femme aux cheveux courts et au regard vif.

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