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Le Décalogue de Kieślowski en DVD

  • Quentin Grosset
  • 2016-12-16

« Nie wiem. » « Je ne sais pas. » Assis devant deux journalistes aux aguets, Krzysztof Kieślowski, 48 ans, n’est pas très engageant avec son air las, son regard dans le vague et ses épaules voûtées, en ce jour d’octobre 1989. « Que signifie pour vous le fait de créer ? » a tenté l’un des intervieweurs. Si Kieślowski se montre laconique, un peu provocateur, c’est que le cinéaste aime mieux les questions que les réponses. Dans ses films, et particulièrement dans Le Décalogue, il en pose beaucoup, mais les laisse toujours en suspens. Le premier des dix épisodes met en scène les interrogations existentielles d’un petit garçon, Pawel, qui demande à son père et à sa tante : « Qu’est-ce que la mort ? Qui est Dieu ? » ou encore : « À quoi rêvent les ordinateurs ? » Est-ce un hasard si ce gamin qui insuffle le doute aux adultes a les yeux du même bleu perçant que le réalisateur ? Il semble bien en tout cas que Kieślowski partage avec Pawel cette capacité à tout remettre en question.

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L’intranquille

La jeunesse de Kieślowski a été marquée par la tuberculose de son père et des déménagements à répétition, le paternel devant sans cesse se déplacer de sanatoriums en sanatoriums. Sur la route, le garçonnet n’avait pas d’autres repères, pas d’autres attaches que Camus, Kafka ou Dostoïevski dont il dévorait les livres. Cette période erratique a peut-être forgé une personnalité hésitante, incertaine, puisque, devenu adulte, Kieślowski tâtonne professionnellement  il n’aime pas vraiment le cinéma, est amateur de voitures et pense à devenir chauffeur. C’est sa mère qui le pousse à tenter trois fois le concours de l’École nationale de cinéma de Łódź. Il en ressort diplômé à la fin des années 1960 et se décide à devenir réalisateur pour éclairer le contexte social morose de la Pologne communiste des années 1970-1980. Il s’attache ainsi à combler le manque d’images du désœuvrement des Polonais dans des documentaires et quelques fictions. Seul obstacle : il doit tourner ses films avec l’argent de l’État. À l’époque, tout le secteur cinématographique du pays (production, distribution…) est gouverné par le Film Polski, un organisme géré par le ministère de la Culture. Tous les films sont soumis à la censure. Pour critiquer les institutions, Kieślowski choisit de dépeindre des situations allégoriques : l’organisation chaotique d’une caisse d’assurances dans Le Bureau (1966), un service de chirurgie  qui manque de matériel dans L’Hôpital (1977)… Mais, peu à peu, le cinéaste s’interroge sur ce qu’implique sa pratique documentaire : s’immiscer dans la vie des gens ; parfois les mettre en danger. Ainsi, à propos de Premier amour (1974), il regrette son voyeurisme alors qu’il filme un jeune couple désargenté ; de même, il fait tout pour que son Je ne sais pas (1977) ne soit pas montré à la télévision afin de protéger un ingénieur qui y dénonce la corruption du parti. Progressivement, le cinéaste ne veut plus tourner que des fictions : La Cicatrice (1976), Sans fin (1985), Le Hasard (1987)… Mais un événement majeur incite de nouveau Kieślowski à tergiverser : lorsque le dictateur Jaruzelski applique la loi martiale de 1981 à 1983, la Pologne est coupée du reste du monde (lire l’encadré page 40). Cet isolement heurte particulièrement Kieślowski qui, dans ces conditions, ne trouve plus le moyen de filmer. En 1982, il tente tout de même de faire un film (finalement non tourné) sur les procès des prisonniers politiques. Pendant la préparation, il fait une rencontre déterminante : Krzysztof Piesiewicz, un avocat qui doit être consultant sur le film. Leur collaboration aboutit à Sans fin, l’histoire du fantôme d’un avocat. Dépeignant rétrospectivement les effets de la loi martiale, le film est un échec public et s’attire les critiques du gouvernement et de l’opposition. Le cinéaste se sent déstabilisé, incompris. Pendant trois ans, il ne tourne pas.

Péché original 

Un jour de 1984 où Kieślowski se promène aux côtés de Piesiewicz dans Varsovie, l’avocat lui fait part de son envie d’adapter Le Décalogue. Le cinéaste hésite pendant quinze mois avant de s’atteler à l’écriture. Il faut dire que, dans une Pologne ultra catholique, c’est un sujet à prendre avec des pincettes. En même temps, l’artiste voit bien le potentiel d’une transposition contemporaine des dix commandements. Pour lui qui a décidé de ne plus jamais s’occuper de politique, ce texte à la portée universelle permettrait surtout de parler de l’humain, de ses failles, de ses dilemmes moraux. Kieślowski situe son cycle télévisé dans un même ensemble d’immeubles du nord de Varsovie, emplacement qu’il choisit parce que l’horizon y est bouché par la disposition des bâtiments : même à l’extérieur, l’espace paraît étroit, confiné, ce qui l’amène à penser des cadrages serrés dans lesquels les habitants, confrontés à des choix cornéliens, paraissent captifs. C’est, dans l’épisode 2, le dilemme de Dorota : enceinte de son amant, elle hésite à garder l’enfant, ne sachant pas si son mari, gravement malade, va survivre. L’épisode 8, quant à lui, raconte la culpabilité d’une professeure d’éthique qui, dans sa jeunesse, pendant la guerre, a refusé de cacher une petite fille juive. Hésitation métaphysique, situations inextricables… Kieślowski montre ses personnages se débattre en insistant sur leur force de vie. Le cinéaste n’adopte en aucun cas un regard condescendant ou omnipotent, mais fait preuve d’empathie. C’est là toute la beauté du Décalogue, cycle à la fois inquiet et humaniste dans lequel Kieślowski encourage les spectateurs à se méfier de leurs certitudes. Ce qui intéresse l’auteur, c’est l’ambiguïté.

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L’étranger

C’est peut-être cet esprit relativiste assumé qui a divisé au Festival de Cannes en 1988, où une version longue et retravaillée de l’épisode 5, nommée Tu ne tueras point, est présentée en Compétition. Durant la projection, quelques fauteuils claquent. Certains spectateurs sont choqués par la représentation crue d’un assassinat commis au hasard. Ceux qui restent sont en revanche saisis par le parcours d’un jeune avocat idéaliste qui tente d’éviter la peine de mort à son client. À la fin de la projection, le public est euphorique, enthousiaste. Tout le monde se demande qui est ce réalisateur mystérieux qui repartira auréolé du Prix du jury. La série, diffusée par la télévision publique polonaise à partir de février 1990, est considérablement suivie, avec des pics d’audience à 15 millions de téléspectateurs. Invité à travailler en France par des producteurs séduits par l’acuité de son cinéma, Kieślowski y trouve les moyens de passer à une mise en scène plus stylisée, plus baroque. La Double Vie de Véronique (produit par Leonardo De La Fuente et sorti en 1991) puis la trilogie Trois couleurs (Bleu, Blanc et Rouge) (produite par mk2 et sortie en 1993 et 1994), achèvent d’asseoir la notoriété planétaire du réalisateur polonais. En travaillant en France, avec des acteurs français, le réalisateur confirme son ambition d’aboutir à une œuvre universelle qui explore la condition humaine dans ce qu’elle a de beau, de laid, d’absurde. Seulement, au plus haut de son succès, le tempérament de Kieślowski l’incite une nouvelle fois à changer de route. Tandis qu’il obtient le Lion d’or pour Bleu à la Mostra de Venise en 1993, et que cette même année Blanc est en Compétition à la Berlinale, il annonce qu’il arrête sa carrière – alors même qu’il s’attelle avec son scénariste à l’écriture d’une nouvelle trilogie, Le Paradis, L’Enfer et Le Purgatoire. Son rêve, dit-il comme par bravade, est d’aller vivre à la campagne, de s’asseoir sur une chaise, et de fumer des cigarettes. Il décédera en 1996 d’une crise cardiaque à Varsovie. Dans un documentaire de 1995 d’Andrea Voigt et Lothar Kompatzki, Kieślowski explique pourquoi il a voulu quitter le cinéma : « Ce n’est pas mon monde… j’y suis étranger, je le hais. Mais ça ne signifie pas que j’apprécie le monde réel pour autant. Le monde réel est-il vraiment réel, d’ailleurs ? » Jusqu’à la fin, le cinéaste fut animé par le doute.

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