Cette veine comique a toujours été latente dans votre jeu. Vous l’aviez déjà creusée dans 8 femmes (2002) de François Ozon, mais elle s’est réellement libérée dans Tip Top (2013) de Serge Bozon.
Je ne crois pas que Tip Top m’ait libérée de quoi que ce soit, c’était juste la matrice de ce personnage : la mécanique de ses gestes, le burlesque. Serge Bozon, c’est quelqu’un de très particulier. Je ne comprends pas tout ce qu’il me dit, mais ce n’est pas grave. Je vais retravailler avec lui sur son nouveau film, Madame Hyde, que je tournerai dans quatre ou cinq mois avec Gérard Depardieu, qui jouera à nouveau mon mari [comme dans Valley of Love de Guillaume Nicloux, sorti en 2015. Ils avaient par ailleurs déjà joué un couple dans Loulou de Maurice Pialat en 1980, ndlr].
Et en tant que spectatrice, qu’est-ce qui vous fait rire ?
Un des premiers films qui m’a fait rire quand j’étais enfant, c’est Yoyo de Pierre Étaix [sorti en 1965, ndlr]. J’en ai des souvenirs très précis, particulièrement d’une scène où le maître promène son chien en laisse alors qu’il est dans sa voiture très luxueuse. C’était très drôle et très mélancolique.
Dans un registre plus féroce, vous avez échangé avec l’un des maîtres de l’humour trash, le cinéaste américain John Waters, à l’occasion d’une master class à New York en 2014. Vous aimeriez tourner avec lui ?
Il est complètement fou, mais il est aussi adorable et très aigu. J’ai vu deux films de lui, c’est absolument dément. Il connaît bien le cinéma de Werner Schroeter, il adore Michael Haneke, il a une culture très européenne. Je ne me verrais peut-être pas dans toutes les situations de ses films, d’autant plus que ses actrices ont des corps qui ne correspondent pas tout à fait au mien, mais pourquoi pas ? Seulement, je crois qu’aujourd’hui il ne tourne plus ; il préfère écrire.
Werner Schroeter vous a dirigée dans Malina (1991), Poussières d’amour (1997) et Deux (2002), des rôles pour lesquels vous êtes plutôt dans l’extériorisation, la théâtralité. C’est un cinéaste à part dans votre filmographie ?
C’était un personnage exceptionnel, avec un côté no limit. Son cinéma avait une dimension opératique tout en étant absolument cinématographique. C’était un très grand cinéaste. Il n’y avait pas plus différents que lui et moi. Ça ne nous empêchait pas de partir faire la fête tous les deux la nuit entière – enfin, lui peut-être un peu plus que moi quand même… Il m’aimait profondément, et réciproquement. C’est le genre de relation que le cinéma ou le théâtre peuvent vous apporter, un peu comme celle que j’ai en ce moment avec Krzysztof Warlikowski : nos vies sont différentes mais ne s’opposent pas. Werner me rêvait en Frédéric II de Prusse. C’est resté un rêve…
Claude Chabrol a aussi été déterminant dans votre carrière : vous avez tourné sept films ensemble, de Violette Nozière en 1978 à L’Ivresse du pouvoir en 2006. Lequel vous a le plus marquée ?
Je peux difficilement les dissocier. Ce qui m’a marqué, c’est d’en faire autant avec lui. C’était tellement agréable. Peut-être le premier, Violette Nozière, parce que j’ai eu mon premier Prix d’interprétation à Cannes [elle en a remporté un deuxième pour La Pianiste de Michael Haneke en 2001, ndlr]. Après, on a mis dix ans avant de se retrouver avec Une affaire de femmes, puis notre relation s’est stabilisée. Ce qui est remarquable, c’est la diversité des films qu’on a faits : historique, politique, en costumes, drôle ou tragique.
Pour La Cérémonie (1995), il vous avait proposé de choisir entre les deux rôles principaux, mais vous avez opté pour le plus secondaire, celui de la factrice. Pourquoi ?
L’une était mutique, l’autre était volubile, ça me plaisait cette logorrhée dangereuse, menaçante. C’est le langage qui tue, qui devient arme de destruction, qui tire le personnage de Sandrine Bonnaire de son mutisme et qui distille savamment le poison de la révolte.
En 2004, vous avez acquis les droits pour la France de Wanda (1970) de Barbara Loden. Qu’est-ce que ce film représente pour vous ?
Au début des années 1980, j’ai rencontré Elia Kazan, marié à Barbara Loden, qui venait de disparaître. Il avait vu La Dentellière [réalisé par Claude Goretta en 1977, ndlr] au festival de New York. Il l’avait aimé. On est devenus assez proches pendant plusieurs années. C’est en voyant Wanda, beaucoup plus tard, que j’ai compris pourquoi. J’ai compris que La Dentellière résonne avec ce que Barbara Loden exprime à travers le personnage de Wanda, fragile mais pas victime. C’est un personnage féminin complètement inattendu dans le paysage cinématographique américain. Ce qui la distingue de l’héroïne de La Dentellière, c’est qu’elle conquiert sa place par l’affirmation de sa fragilité, par sa poésie aussi, qui la rend indestructible.
Vous n’aviez pas vocation à être actrice jusqu’à ce que votre mère vous inscrive au conservatoire de Versailles, quand vous aviez 14 ans. À quel moment est née votre envie d’être comédienne ?
Je n’en ai pas de souvenir précis, je n’y avais pas pensé avant le conservatoire. C’est un peu mystérieux la manière dont on devient acteur. Il y a des gens qui vous disent qu’ils ont toujours voulu l’être. Peut-être que ma mère l’a su avant moi. Plus tard, j’ai été reçue au conservatoire de Paris… Une porte qui s’ouvre à ces moments-là, ça a du sens. Ça en donne.
Vous vous rappelez du tout premier jour de tournage de votre vie ?
C’est drôle, Ursula Meier [qui l’a dirigée dans Home en 2008, ndlr] m’a posé la question récemment et… non, je ne m’en souviens pas du tout. C’était en 1971, dans une adaptation pour la télévision de Du côté de chez Swann [de Marcel Proust, ndlr] par Claude Santelli. Je jouais Gilberte Swann. Je me souviens juste de la petite toque en fourrure que je portais. Mais en fait, quand j’y réfléchis, le premier qui m’a filmée, c’est mon père. Il nous filmait beaucoup.
Pour préparer votre rôle de maquerelle dans La Porte du paradis (1981), il paraît que Michael Cimino vous a demandé de vous immerger pendant quatre jours dans un authentique bordel de l’Idaho.
Oui, Cimino nous a envoyés dans une petite maison close, tenue par une Madame Claude locale, très sympathique. Il avait compté qu’on y passe quatre jours, mais au bout de deux jours et demi, je n’en pouvais plus. C’était une expérience incroyable – juste théorique, rassurez-vous –, dans une petite entreprise très familiale, avec cette femme et des filles très jeunes. Nous, on attendait dans la cuisine. Personne ne nous voyait, il y avait un accès pour les clients. C’était des moments très intenses, parce que ces filles étaient contentes de nous voir là, et en même temps c’était assez pathétique, il faut bien le dire.
Vous n’avez pas peur de vous jeter à l’eau : par exemple, après avoir vu le film Trust Me (1991), vous décidez d’écrire une lettre au réalisateur, Hal Hartley. Trois mois plus tard, vous tournez ensemble Amateur.
J’avais adoré Trust Me, il y avait un ton très européen dans le film, qui était très surprenant. Je crois que je lui avais écrit : « I would trust you. » Et il m’a envoyé un scénario. Ça s’est passé un peu de la même manière avec Hong Sang-soo, avec lequel j’ai tourné In Another Country en 2012. Je l’avais rencontré à Paris, on s’est revus à Séoul, on a déjeuné ensemble et je lui ai demandé : « Quel est votre prochain film ? » Il avait trouvé un hôtel, une petite pension au bord de la mer, qui lui plaisait bien. Il m’a dit : « Je n’ai pas encore l’histoire, mais je veux filmer cette pension. Vous avez envie d’être dedans ? » Il y a pensé sur le moment, en me voyant. Hong Sang-soo a ce goût de l’improvisation. Pendant le tournage, il n’y avait pas de scénario. Il m’envoyait des petites notes par mail au fur et à mesure de la préparation, il me demandait de réfléchir moi-même sur mes costumes.
Dans Passion, en 1982, Jean-Luc Godard vous imagine en ouvrière bègue. Votre diction se fait heurtée, hésitante. Comment avez-vous géré cette contrainte ?
J’ai rencontré une orthophoniste qui m’a fait travailler le bégaiement, mais sur le moment, narcissiquement, c’était violent ! Ça présente le corps et le visage d’une manière très désavantageuse. Après, bon, c’était intéressant : il voulait montrer la classe ouvrière qui bégayait, c’était une métaphore. Mais sur le moment, ça m’avait énervée, je n’étais pas contente du tout !…
Vous incarnez une femme aux désirs troubles, victime d’un viol, dans le thriller Elle de Paul Verhoeven, qui sort en mai prochain. Un rôle qu’on imagine éprouvant, à l’image de celui à la sexualité tourmentée que vous interprétiez dans La Pianiste. Qu’est-ce qui vous plaît dans ces rôles radicaux ?
Pour moi, c’est comme une respiration, une exaltation, une catharsis. Je suis dans l’univers le plus confortable qu’on puisse imaginer. Le danger, si danger il y a, il n’est pas pour les acteurs, il est pour les spectateurs. La vraie zone de confort pour un acteur, c’est l’extrême, le pas de trop… Il n’y a ni souffrance ni masochisme. Je ne suis pas folle, quand même !…
Film : L’Avenir (1h40)
de Mia Hansen-Løve
avec Isabelle Huppert, André Marcon…
Sortie le 6 avril