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Todd Haynes, les tempêtes du désir

  • Quentin Grosset
  • 2016-01-13

Après loin du paradis, dans lequel une femme au foyer surprenait l’infidélité de son mari avec un homme, vous racontez à nouveau dans Carol un amour homosexuel aux états-unis dans les années 1950. qu’est-ce qui vous intéresse dans cette période ?
Loin du paradis et Carol, s’ils partagent cette question de l’homosexualité dans les années 1950, ont des origines très différentes. Pour le premier, je voulais travailler sur l’imaginaire du mélodrame hollywoodien, en partant de l’impact d’un scandale domestique sur le personnage souvent considéré comme le plus passif dans le couple, l’épouse. Je n’ai donc pas choisi moi-même l’époque à laquelle se déroule l’intrigue.

Vos films mettent souvent en avant des femmes en prise avec un environnement social qui les empêche de s’épanouir : le monde du show-business dans superstar. The Karen Carpenter Story, l’amérique provinciale et bien pensante des années 1950 dans loin du paradis… quel discours sur la condition féminine tenez-vous dans carol ?
Évidemment, le New York des fifties est asphyxiant pour Carol et Therese. Mais, ce que je trouvais le plus intéressant, c’étaient les oppositions entre ces deux femmes : elles viennent de milieux différents, mènent des luttes différentes… Et puis Carol correspond à des canons de beauté et de féminité qui existent toujours aujourd’hui, tandis que Therese ne s’identifie pas à ces standards. Elle se demande si un jour elle s’y conformera, et, en prenant de plus en plus d’assurance, elle évolue physiquement. Sans apporter de réponse définitive, le film questionne ces différentes manières qu’ont les protagonistes d’incarner la féminité et de s’épanouir.


La rencontre entre Carol et Therese se déroule au rayon poupées d’un magasin de jouets. peut-on y voir une référence à votre film superstar. The Karen Carpenter Story, entièrement tourné avec des poupées barbie qui symbolisaient l’idée de la manipulation ?
C’est possible, oui. Même si j’étais très heureux d’être sur le tournage de Carol avec ces poupées, elles sont quand même très flippantes ! Les boîtes en plastique dans lesquelles elles sont parquées ressemblent à de petites prisons… Cette scène a été vécue par Patricia Highsmith elle-même. Elle a travaillé au rayon jouets du magasin Bloomingdale’s à New York en 1948, et elle y a rencontré une femme qu’elle a fantasmée en créant le personnage de Carol. Therese apparaît presque comme l’une des poupées. Venue acheter un baigneur à sa fille pour Noël, Carol choisit finalement de lui offrir un petit train électrique. À première vue, cela peut représenter une sorte de rébellion par rapport aux normes de genre, ce jouet étant alors plutôt associé aux garçons. Ce train convoque aussi l’idée de mouvement, une avancée. Mais ce mouvement, puisque le train circule en dessinant toujours le même cercle, suggère en même temps une forme de stagnation.

Tout au long du film, Carol et Therese manifestent leur amour de façon discrète, sans effusion.
L’époque à laquelle elles vivent les contraint à ne pas sortir du placard. Mais les personnages hétérosexuels du film ne sont pas non plus très démonstratifs dans l’expression de leur amour. En regardant Carol et l’amour naissant qu’il raconte, on se demande comment ces deux femmes vont faire pour exprimer leurs sentiments, pour vivre leur amour interdit, si elles ressentent la même chose l’une pour l’autre… Mais on oublie que la société et les conventions de l’époque sont différentes de celles d’aujourd’hui. En 1953, deux femmes qui louent une chambre d’hôtel, c’est moins mal vu qu’un couple hétérosexuel non marié qui ferait la même chose. Carol et Therese sont parfois surprises des quelques libertés dont elles peuvent jouir. Cela va à l’encontre des schémas simplistes selon lesquels la société avance vers le progrès de manière linéaire, et cela bouscule aussi nos idées préconçues sur la façon dont les lesbiennes et les gays interagissaient ou communiquaient à cette époque.

Le visage de Carol est très fardé, assez inexpressif, presque figé. on ne peut y déchiffrer ses véritables sentiments. il y a, dans l’interprétation de Cate Blanchett, quelque chose de l’ordre du masque…
Oui, tout à fait. Carol, en tant qu’objet du désir de Therese, porte énormément de mystères. Elle vous place constamment dans un état d’incertitude. Son visage est comme un écran qui révèle et dissimule sans cesse des informations, des sentiments qui, même par rapport à sa relation avec Therese, sont ambivalents. Mais cela lui confère un certain pouvoir. Quand vous tombez amoureux de quelqu’un, vous cherchez toujours à lire cet objet de votre désir. Les différents signaux que cette personne vous envoie peuvent être frustrants, parce qu’ils vous plongent dans un état d’incertitude. Carol joue sur cette confusion.


Au cours du film, Therese devient photo-reporter au New York Times. mais, au départ, 
à l’exception de Carol, elle préfère photographier des objets ou des paysages plutôt que des êtres humains. pourquoi ?
Dans le roman, Therese est décoratrice de théâtre. Phyllis Naggy, la scénariste du film, en a fait une photojournaliste. J’aime beaucoup ce changement, car cela met le personnage hors d’une sphère artistique où une expérience lesbienne aurait peut-être pu être plus évidente. C’est par le biais de la photographie que Therese devient plus mûre et trouve sa place dans le monde. Elle gagne en confiance dès lors qu’elle photographie son premier sujet humain, Carol. Ce n’est pas seulement une manière de sublimer son désir, cela constitue aussi une façon pour elle de prendre confiance. Le rapport de force entre Carol et Therese change au cours du film, et c’est aussi une affaire de regard. À la fin, c’est Carol qui voit le reflet de Therese passer furtivement dans la fenêtre d’un taxi comme si elle lui échappait.

Vous filmez justement beaucoup vos personnages en reflets dans des fenêtres. pourquoi ?
Cela crée une sorte de séparation entre Carol et Therese, entre ce qu’elles voient et ce qu’elles veulent. À mon avis, c’est dans cet éloignement que naît le désir ; et c’est celui-là même qui comblera la distance entre elles. Selon moi, le désir a besoin d’obstacles pour pouvoir être ressenti.

Carol
de Todd Haynes (1h58)
avec Cate Blanchett, Rooney Mara…
sortie le 13 janvier

 

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