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Nicolas Saada, l’horreur en huis clos

  • Mehdi Omaïs
  • 2015-12-02

John Carpenter, Otto Preminger, Alfred Hitchcock… Vos deux longs métrages, Espion(s) et Taj Mahal, sont peuplés de références au cinéma américain. D’où vous vient cet attrait ?
Mon premier souvenir de cinéma, c’est le film de Robert Aldrich, En quatrième vitesse, que j’ai découvert avec mon père. Ça a été un choc inoubliable. Quand mes parents se sont séparés, je me faisais une toile tous les dimanches avec ma mère. Ce rituel était consacré aux films américains. À l’école, je me sentais exclu, car je ne regardais aucun film français, pas même Les Aventures de Rabbi Jacob – à la maison, on regardait plutôt les films d’action à la John Carpenter. À partir de 15 ans, après avoir vu Les Sept Samouraïs d’Akira Kurosawa, j’ai compris qu’il y avait d’autres continents à explorer, et je me suis ouvert à d’autres cinémas : Fritz Lang, Rainer Werner Fassbinder, Jean-Luc Godard…

Vous avez rejoint la School of Visual Arts de New York à 19 ans, où vous avez suivi des cours pratiques de photo, d’initiation au cinéma et de vidéo, avec notamment la vidéaste Dara Birnbaum. Mais à l’issue de cette formation, vous avez finalement opté pour une approche théorique du cinéma, en ralliant la rédaction des Cahiers du cinéma.
Exactement. J’avais 21 ans quand j’ai publié mon premier papier aux Cahiers. J’avais envoyé plusieurs textes à Serge Toubiana, et un jour il m’a dit : « Celui-là est très bien. » C’était le début de notre collaboration. Ce lieu libre me séduisait. Quand un réalisateur était dans le coin, il passait systématiquement nous voir. Souleymane Cissé, Nanni Moretti ou Jacques Doillon pouvaient débarquer en pleine réunion de rédaction.


Vous avez aussi travaillé à Radio Nova, où vous présentiez l’émission Nova fait son cinéma, consacrée aux musiques de films. D’où vous est venue l’idée de mettre les B.O. à l’honneur ?
Dans les années 1970, on ne revoyait les films que longtemps après leur sortie en salles. Résultat : la chose la plus immédiatement disponible pour s’y replonger, c’était la B.O. C’est d’ailleurs à Nova que j’ai rencontré Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel, les membres du groupe Air, en 1999. Ils étaient de très fidèles auditeurs de l’émission. Nicolas et moi sommes devenus amis. Il a écrit la musique d’un de mes courts métrages, centré sur la fin du monde, et nous avons de nouveau collaboré sur Taj Mahal. Le challenge était de trouver un style qui se fonde dans le reste de la couleur musicale du film. Le résultat est magnifique.

Après des années en tant que critique, vous avez franchi le pas de la réalisation en sortant, à 43 ans, votre premier long métrage, Espion(s). Je crois savoir que les producteurs étaient sceptiques à la lecture du scénario. Que vous reprochaient-ils, au juste ?
De présenter un film trop ambitieux pour un premier passage derrière la caméra. Ça se situait à Londres, et ça impliquait d’embaucher des stars. En gros, on me disait que c’était démesuré, que ça coûterait trop cher. Mais je suis têtu et je ne voulais pas me priver de cette envie de cinéma ni procéder par calcul. Guillaume Canet en a heureusement aimé les enjeux, le style, le ton… J’ai le souvenir d’un tournage où j’étais à la fois heureux et extrêmement tendu. Du fait qu’il y avait des comédiens britanniques et français, je devais composer avec deux approches de la direction d’acteurs très différentes : la tradition anglo-saxonne, où tout est très carré, et le système français, où les interprètes ont besoin de communiquer beaucoup. C’était un peu comme faire deux films à la fois. J’ai énormément appris.

La genèse de Taj Mahal a-t-elle été plus facile ?
Taj Mahal est un film sans star, avec un personnage principal féminin et jeune. A priori, c’était un projet plus difficile à financer qu’Espion(s). Ce n’est pas une comédie ni un film de genre pur, et cette singularité était parfois compliquée à affirmer.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous emparer d’un sujet aussi sombre que celui des attaques de novembre 2008 à Bombay ?
Comme beaucoup, j’ai été traumatisé par les attentats du 11-Septembre. J’allais devenir père et j’avais l’impression que le monde à venir serait un cauchemar. Quelques années plus tard, à Bombay, le terrorisme a frappé un pays émergent, une ville où se mélangent castes, origines, touristes, expatriés, exilés… C’était remuant de voir que lors de ces attaques, qui se sont étalées sur trois jours et qui ont coûté la vie à 173 personnes, des gamins, des vendeurs à la sauvette, des touristes argentés, des infirmières ou des flics ont été touchés. Quelques semaines plus tard, alors que je dînais chez des amis, l’un d’eux m’a annoncé que sa nièce avait failli mourir à l’hôtel Taj Mahal. J’ai fini par croiser la route de la jeune fille en question. Je suis resté fidèle à son témoignage pour bâtir le personnage de Louise qui, pendant une longue nuit, se retrouve plongée dans une situation extrême qui la pousse à se déterminer. C’est une épreuve du feu qu’elle vit.

Un peu comme vous, non ? Avec votre budget plutôt restreint, réaliser un film catastrophe devait s’apparenter à un véritable casse-tête technique…
Absolument. Ce film était un énorme chantier qui ne se résume pas à une fille prisonnière d’une chambre d’hôtel. Comment représenter le dedans, le dehors ? Comment filmer l’héroïne au milieu du chaos et matérialiser son état de claustration ? Comment réinventer sa mise en scène dans un endroit fixe ? Ce lieu d’expérimentation a donné naissance à un film catastrophe intimiste. Le travail sur le son a été particulièrement soigné. J’ai favorisé le hors-champ en gardant toujours le point de vue de Louise. Dans ce rôle, Stacy Martin a été parfaite. On l’a choisie au moment où elle tournait Nymphomaniac. J’ai été séduit par sa maturité et par son visage expressif qui m’a beaucoup guidé.


On sent, dans Taj Mahal comme dans Espion(s), une véritable obsession du cadre.

Aujourd’hui, il y a une forme de réalisme que je trouve académique, avec l’invention de motifs qui deviennent des conventions – comme l’utilisation de la caméra à l’épaule. Le cadre m’a toujours fasciné. Les découpages de Hitchcock sont fous. Il parvient à modifier l’humeur d’une scène selon la valeur du plan. C’est ce que j’ai essayé de faire dans Taj Mahal. Jouer sur ces valeurs afin de créer de la rupture et de l’angoisse. Je suis convaincu qu’il est possible de faire du spectacle de façon minimaliste. J’admire autant Piège de cristal de John McTiernan que Pickpoket de Robert Bresson.

Le montage du film a commencé au moment des attentats contre Charlie Hebdo. Quel effet cela fait-il de se faire rattraper par l’actualité ?
Les faits ont eu lieu alors que je voyais le premier « bout à bout » du film. J’ai été profondément choqué et gagné d’un sentiment paradoxal, propre à la mégalomanie et aux angoisses des créateurs. J’ai culpabilisé. Je me disais : « C’est de ta faute… Ce que tu vas faire ne sera jamais à la mesure de ce qui s’est passé. » Mais cela s’est estompé. J’ai compris que je racontais juste l’histoire de ces personnes qui vivent l’horreur de l’intérieur.

Taj Mahal
de Nicolas Saada (1h31)
avec Stacy Martin, Louis-Do de Lencquesaing…
sortie le 2 décembre

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