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Johann Chapoutot : « Ce film est à la pointe de ce qui se fait en sciences humaines sur la Shoah »

  • Margaux Baralon
  • 2024-01-29

Avec « La Zone d’intérêt », Jonathan Glazer signe un film glaçant sur le quotidien de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz. Laissant les images de la Shoah hors champ, le cinéaste s’intéresse à ces exécutants qui ont fait de l’extermination leur métier. On a montré le film à Johann Chapoutot, spécialiste du nazisme, afin qu’il éclaire pour nous le contexte de cette œuvre radicale, qui jette une lumière crue sur les mécaniques industrielles à l’œuvre dans le système nazi.

Quel est votre point de vue d’historien sur le film de Jonathan Glazer, La Zone d’intérêt?

C’est un film très pertinent, à la pointe de ce qui se fait en sciences humaines et sociales sur la Shoah. Depuis trois décennies, la recherche s’intéresse aux cadres moyens du régime, à leur univers mental, et à ce qui a permis que des gens qui n’étaient pas fous, n’avaient pas de problèmes pathologiques particuliers, aient pu considérer rationnellement le crime de masse comme un métier. Les structures nazies, ce ne sont pas seulement une élite et une masse exécutante. Ce sont aussi des cadres, dont Rudolf Höss fait partie. C’était un cadre très moyen, qui a terminé lieutenant-colonel, donc rien d’extraordinaire. Mais, dans ces structures, la fonction prime sur le grade. Et sa fonction à lui est de « gérer » – je déteste ce mot, mais c’est celui utilisé par les nazis – das Interessengebiet, la « zone d’intérêt ».

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Qu’est-ce que ce terme désigne exactement ?

Les nazis conçoivent le complexe concentrationnaire dès le départ comme un lieu de production économique qui doit être rentable. Cet intérêt est financier, industriel et monétaire. Il y a de la production dans le complexe de Monowitz [l’un des trois ensembles que compte Auschwitz, avec Birkenau et Auschwitz I, ndlr] et des travaux à Birkenau puisque les prisonniers construisent ce camp en permanence. La SS a compris que la logique industrielle est de baisser les salaires au maximum pour augmenter la marge. La main-d’œuvre concentrationnaire, on ne la paie pas et on va la louer à BMW, Mercedes, Opel, ou IBM. La SS va aussi créer jusqu’à une trentaine d’entreprises : des carrières, des mines… À Auschwitz, on va fabriquer des hydrocarbures synthétiques, du caoutchouc. Le grand cartel de la chimie allemande, IG Farben, s’installe à Monowitz.

Dans le film, on voit bien que la notion de productivité est centrale. C’est tout ce qu’on attend de Rudolf Höss, qui est muté puis qui revient « gérer » Auschwitz parce que son successeur ne donne pas satisfaction…

Il y a aussi cette réunion avec l’entreprise de construction des crématoires, alors que l’enjeu est de brûler beaucoup de corps sans que les structures en souffrent. Le film montre très bien, dans toute sa froideur, que, pour les nazis, l’enjeu est d’être sachlich. C’est un mot difficile à traduire, qui désigne le fait d’être objectif, professionnel, froid et réifiant, c’est-à-dire de transformer les gens en choses. La conférence de Wannsee, qui a lieu le 20 janvier 1942 et met au point l’organisation de la « solution finale », est une conférence du tableau Excel. On fait des statistiques, on définit des objectifs chiffrés, et des exécutants comme Höss sont chargés de les atteindre.

Dans le film, la question de l’idéologie antisémite et raciste est finalement peu présente…

Le film est assez intelligent parce qu’il montre qu’on n’a même pas besoin de ça. On sait que c’est en toile de fond, mais l’idéologie raciste n’est que la conséquence de ce regard sachlich sur le monde. Dans le système nazi, vous n’êtes qu’une chose, performante ou non. L’utilité est un critère ontologique fondamental qui dicte si vous avez le droit de vivre. Pour une femme, typiquement, c’est faire au moins quatre enfants et bien les éduquer. Pour un homme, être un bon producteur économique et un bon sportif, pas pour la beauté du sport, mais pour être apte à la guerre. Les premières victimes des nazis sont des Allemands, non juifs, stérilisés en masse à partir de 1933 parce qu’ils sont considérés comme fous, handicapés ou malades héréditaires et ne présentent donc aucun intérêt économique et biologique.

On voit dans La Zone d’intérêt que, pour les Höss, l’avènement du nazisme a entraîné une élévation sociale. Était-ce l’un des leviers de ce système pour s’assurer la collaboration des cadres dont vous parliez plus tôt ?

C’est l’un des ressorts majeurs de l’adhé­sion – je ne parle pas seulement de consentement, mais bien d’adhésion – aux crimes nazis. Dans le cas de Höss [interprété par Christian Friedel dans le film, ndlr], c’est un militant nazi de la première heure, qui a fait de la prison dans les années 1920 pour avoir tué un communiste. Quand il en est sorti, il a épousé une femme, Hedwig [incarnée par Sandra Hüller, ndlr], elle-même militante ethno-nationaliste (Völkisch).

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Jonathan Glazer fait le choix de laisser le camp de concentration perpétuellement hors champ. Est-ce le meilleur parti à prendre, alors que la représentation de l’univers concentrationnaire au cinéma a souvent fait débat ?

C’est d’une grande intelligence. Représenter la Shoah, c’est vraiment délicat. Auschwitz est à la fois un camp de concentration et un centre de mise à mort – ce qu’on appelle un camp d’extermination, mais il s’agit d’un abus de langage puisqu’on ne « campe » pas. On a des images des camps de concentration puisque les nazis eux-mêmes en faisaient. Mais du processus l'intérieur des chambres à gaz, nous n’avons rien. Les photos clandestines prises par les membres des Sonderkommandos montrent la crémation des corps, après le gazage.

Le film opère donc une mise à distance visuelle de l’horreur. Est-ce une mise à distance similaire qui a permis à des Rudolf Höss de participer à cette entreprise d’extermination ?

Les premières tueries de masse commises par les nazis, ce sont les Einsatzgruppen de la SS et de la police allemande [les unités mobiles d’extermination du IIIe Reich, ndlr], qui ratissaient les villages derrière les opérations militaires du front de l’Est, faisaient monter les gens dans un camion, les éloignaient de quelques kilomètres et abattaient tout le monde. Cela se poursuivra jusqu’à la fin de la guerre, mais il y a un risque d’ensauvagement et de traumatisme pour ces soldats. Pour les épargner, en Europe occidentale, on décide de mettre en place des procédés industriels. On morcelle les tâches : un homme ouvre le clapet sur le toit de la chambre à gaz, un autre verse les granulés de Zyklon B, un dernier referme le clapet. C’est la dilution de la responsabilité, personne n’a la sensation de tuer dans cette histoire et tout le monde se sent bien. À Auschwitz, les responsables nazis partent en voyage d’entreprise le temps d’un week-end à la montagne, avec les collègues et leur famille, à Sola-hütte.

Une nuit, la belle-mère de Rudolf Höss n’arrive pas à dormir à cause du bruit et du rougeoiement des fours. Elle quitte alors leur maison. Qu’illustre ce personnage de la société allemande de l’époque ?

Ce que les nazis disaient, c’est que la population allemande avait du mal avec la mise en place de la « solution finale ». Tant qu’il s’agissait de récupérer de la vaisselle ou un piano dans l’appartement d’une famille juive qui avait disparu, ça allait. Mais, selon Himmler, quand il s’agissait du partenaire de pêche ou de leur voisin, ils se retrouvaient dans le bureau [d’un responsable, ndlr] pour demander de le sauver. Joseph Goebbels [ministre de la Propagande du IIIe Reich, ndlr] note aussi à plusieurs reprises dans son journal que les Allemands sont trop confits dans leur « sensiblerie humaniste ». Les nazis se voient comme une avant-garde, une élite politique et scientifique – car le racisme est considéré comme de la science – courageuse, une avant-garde morale pas forcément suivie par quatre-vingts millions d'Allemands. Pour moi, le personnage de la belle-mère est une métaphore de cette fracture.

Comment interprétez-vous la nausée dont est prise Rudolf Höss dans une scène du film ? A-t-on des traces de remords de la part des cadres nazis ?

Là encore, je vois ça de manière métaphorique, car je ne sais pas ce qu’il en était pour Höss. Mais ce qu’on sait, c’est que, dans les Einsatzgruppen, les maux de ventre sont très fréquents. Ce n’est pas facile d’être violent, à moins d’être psychopathe. Et les psychopathes, il y en a très peu. Dans sa grande étude Des hommes ordinaires, l’historien Christopher Browning parle d’officiers qui ne participent pas aux tueries, car ils n’arrivent pas à se lever, ayant trop mal au ventre. Les corps lâchent.

Jonathan Glazer a déclaré au Guardian avoir fait un film qui ne parle pas du passé, mais de notre époque. Vous-même, dans l’essai Libres d’obéir (2020), établissez un lien entre l’organisation du IIIe Reich et le management moderne. Que raconte La Zone d’intérêt du monde contemporain ?

C’est un film sur le carriérisme consumériste, utilitariste et égoïste, érigé encore aujourd’hui en valeur cardinale du capitalisme, mais aussi sur la réification. Pour Höss, la population des camps est du Menschenmaterial, du matériau humain. Ce que nous appelons aujourd’hui des ressources humaines. Cette réification est corrélée à un certain darwinisme social, avec l’idée que la vie est un combat, qu’il faut être performant parce qu’elle opère une sélection parmi les meilleurs. Cela structurait le monde des nazis et structure toujours le nôtre. Et enfin on voit, avec la pollution de la rivière qui se trouve près de chez les Höss, à quel point le nazisme est le paroxysme de l’anthropocène, qui rime avec une destruction systématique de l’environnement et des êtres humains. Tout est considéré comme un fonds d’énergie dans lequel on va puiser jusqu'à épuisement. Ça aussi, c’est très actuel.

La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, Bac Films (1 h 46), sortie le 31 janvier

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